Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/126

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Judith de Rubens ? Elle tient le sabre, et elle l’enfonce tranquillement dans la gorge d’Holopherne !

Et que fera le roi de Prusse de ce mauvais Jugement de Pâris ? Qu’est-ce que ce Pâris ? Est-ce un pâtre ? Est-ce un galant ? Donne-t-il, refuse-t-il la pomme ? Le moment est mal choisi. Pâris a jugé. Déjà une des déesses, perdue dans les nues, est hors de la scène ; l’autre, retirée dans un coin, est de mauvaise humeur. Vénus, tout entière à son triomphe, oublie ce qui se passe à côté d’elle, et Pâris n’y pense pas davantage. Voilà trois groupes que rien ne lie. Vous avez raison de dire qu’il y a dans ce tableau de quoi découper trois beaux éventails. C’est que c’est une grande affaire que de remplir une toile de vingt et un pieds de large sur quatorze de haut ; c’est que la composition n’est pas la partie brillante de nos artistes ; c’est, comme je crois vous l’avoir déjà dit, que tout l’effet d’un pareil tableau dépend du paysage, du moment du jour et de la solitude. Si les déesses viennent déposer leurs vêtements pour exposer leurs charmes les plus secrets aux yeux d’un mortel, c’est sans doute dans un endroit de la terre écarté. Que la scène se passe donc au bout de l’univers ; que l’horizon soit caché de tous côtés par de hautes montagnes ; que tout annonce l’éloignement des regards indiscrets ; que de nombreux troupeaux paissent dans la prairie et sur les coteaux ; que le taureau poursuive en mugissant la génisse ; que deux béliers se menacent de la corne pour une brebis qui paît tranquillement auprès ; qu’un bouc jouisse à l’écart d’une chèvre ; que tout ressente la présence de Vénus, et m’inspire la corruption du juge : tout, excepté le chien de Pâris, que je ferai dormir à ses pieds. Que Pâris me paraisse un pâtre important ; qu’il soit jeune, vigoureux et d’une beauté rustique ; qu’il soit assis sur un bout de rocher ; que de vieux arbres qui ont pris racine sur ce rocher et qui le couronnent, entrelacent leurs branches touffues au-dessus de sa tête ; que le soleil penche vers son couchant ; que ses rayons, dorant le sommet des montagnes et la sommité des arbres, viennent éclairer pour un moment encore le lieu de la scène. Que les trois déesses soient en présence de Pâris ; que Vénus semble de préférence arrêter ses regards ; qu’elles soient toutes les trois si belles, que je ne sache moi-même à qui accorder la pomme ; que chacune ait sa beauté particulière ; qu’elles