Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/194

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témoins de la cérémonie ; ils ont les regards attachés sur les époux. À gauche du grand prêtre, et sur le devant du tableau, il a placé deux lévites vêtus de blanc, tout à fait dans la manière de Le Sueur. L’un tient des fleurs, l’autre s’appuie sur un flambeau. Ô les deux belles figures ! Il y a des gens difficiles qui, convenant de leur mérite et de la beauté de leur caractère, prétendent qu’elles sont un peu contournées, et que le peintre a serré les cuisses de l’un avec une large bande sans trop savoir pourquoi. Malheur à ces gens-là, ils ne seront jamais satisfaits de rien ! Ils disent aussi que la Gloire qui remplit le haut du tableau est un peu lourde, et il faut leur accorder ce point, d’autant plus que l’éclat qu’ils y désirent n’aurait pas éteint le reste d’une composition peinte très-fortement. Pour ces anges groupés, ils ne peuvent nier leur légèreté ; ils sont suspendus dans les airs, et l’on n’est pas surpris qu’ils y restent. Plus on regarde ce morceau, plus on en est frappé ; la couleur en est forte, et plus peut-être que vraie. Le peintre n’a rien fait encore, à mon sens, ni de si beau ni de si hardi ; je n’en excepte ni son Saint Benoît, du Salon passé, ni son Saint Victor, ni son autre martyr dont le nom ne me revient pas[1], quoiqu’il y eût et de la force et du génie.

Qu’on me dise, après cela, que notre mythologie prête moins à la peinture que celle des Anciens ! Peut-être la Fable offre-t-elle plus de sujets doux et agréables ; peut-être n’avons-nous rien à comparer, en ce genre, au Jugement de Pâris ; mais le sang que l’abominable croix a fait couler de tous côtés est bien d’une autre ressource pour le pinceau tragique[2]. Il y a sans doute de la sublimité dans une tête de Jupiter ; il a fallu du génie pour trouver le caractère d’une Euménide tel que les Anciens nous l’ont laissé ; mais qu’est-ce que ces figures isolées en comparaison de ces scènes où il s’agit de montrer l’aliénation d’esprit ou la fermeté religieuse, l’atrocité de l’intolérance, un autel fumant d’encens devant une idole, un prêtre aiguisant froidement ses couteaux, un prêteur faisant déchirer de sang-froid son semblable à coups de fouet, un fou s’offrant avec joie

  1. Saint André.
  2. Remarquer la contradiction, au moins apparente, qui existe entre ce point de vue et celui auquel Diderot s’est placé, deux ans plus tard, dans l’Essai sur la peinture.