Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/34

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tout à une autre sorte de beau, celui des démonstrations des vérités abstraites et universelles.

Que le système proposé dans l’Essai sur le mérite et sur la vertu, où l’on prend l’utile pour le seul et unique fondement du beau, est plus défectueux encore qu’aucun des précédents.

Enfin que le P. André, jésuite, ou l’auteur de l’Essai sur le beau, est celui qui jusqu’à présent a le mieux approfondi cette matière, en a le mieux connu l’étendue et la difficulté, en a posé les principes les plus vrais et les plus solides, et mérite le plus d’être lu.

La seule chose qu’on pût désirer peut-être dans son ouvrage, c’était de développer l’origine des notions qui se trouvent en nous, de rapport, d’ordre, de symétrie ; car du ton sublime dont il parle de ces notions, on ne sait s’il les croit acquises et factices, ou s’il les croit innées ; mais il faut ajouter en sa faveur que la manière de son ouvrage, plus oratoire encore que philosophique, l’éloignait de cette discussion, dans laquelle nous allons entrer.


Nous naissons avec la faculté de sentir et de penser ; le premier pas de la faculté de penser, c’est d’examiner ses perceptions, de les unir, de les comparer, de les combiner, d’apercevoir entre elles des rapports de convenance et de disconvenance, etc. Nous naissons avec des besoins qui nous contraignent de recourir à différents expédients, entre lesquels nous avons souvent été convaincus par l’effet que nous en attendions, et par celui qu’ils produisaient, qu’il y en a de bons, de mauvais, de prompts, de courts, de complets, d’incomplets, etc. La plupart de ces expédients étaient un outil, une machine, ou quelque autre invention de ce genre ; mais toute machine suppose combinaison, arrangement de parties tendantes à un même but, etc. Voilà donc nos besoins, et l’exercice le plus immédiat de nos facultés qui conspirent aussitôt que nous naissons à nous donner des idées d’ordre, d’arrangement, de symétrie, de mécanisme, de proportion, d’unité ; toutes ces idées viennent des sens et sont factices ; et nous avons passé de la notion d’une multitude d’êtres artificiels et naturels, arrangés, proportionnés, combinés, symétrisés, à la notion abstraite et négative de disproportion, de désordre et de chaos.