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ESSAI SUR LA PEINTURE.

guette, et vous verrez l’action vraie de l’homme en colère. Cherchez les scènes publiques ; soyez observateurs dans les rues, dans les jardins, dans les marchés, dans les maisons, et vous y prendrez des idées justes du vrai mouvement dans les actions de la vie. Tenez, regardez vos deux camarades qui disputent ; voyez comme c’est la dispute même qui dispose à leur insu de la position de leurs membres. Examinez-les bien, et vous aurez pitié de la leçon de votre insipide professeur et de l’imitation de votre insipide modèle. Que je vous plains, mes amis, s’il faut qu’un jour vous mettiez à la place de toutes les faussetés que vous avez apprises, la simplicité et la vérité de Le Sueur ! Et il le faudra bien, si vous voulez être quelque chose.

« Autre chose est une attitude, autre chose une action. Toute attitude est fausse et petite ; toute action est belle et vraie.

« Le contraste mal entendu est une des plus funestes causes du maniéré. Il n’y a de véritable contraste que celui qui naît du fond de l’action, ou de la diversité, soit des organes, soit de l’intérêt. Voyez Raphaël, Le Sueur ; ils placent quelquefois trois, quatre, cinq figures debout les unes à côté des autres, et l’effet en est sublime. À la messe ou à vêpres aux Chartreux, on voit sur deux longues files parallèles, quarante à cinquante moines, mêmes stalles, même fonction, même vêtement, et cependant pas deux de ces moines qui se ressemblent ; ne cherchez pas d’autre contraste que celui qui les distingue[1]. Voilà le vrai : tout autre est mesquin et faux. »

Si ces élèves étaient un peu disposés à profiter de mes conseils, je leur dirais encore : « N’y a-t-il pas assez longtemps que vous ne voyez que la partie de l’objet que vous copiez ? Tâchez, mes amis, de supposer toute la figure transparente, et de placer votre œil au centre : de là vous observerez tout le jeu extérieur de la machine ; vous verrez comment certaines parties s’étendent, tandis que d’autres se raccourcissent ; comment celles-là s’affaissent, tandis que celles-ci se gonflent ; et, perpétuellement occupés d’un ensemble et d’un tout, vous réussirez à montrer, dans la partie de l’objet que votre dessin présente, toute la correspondance convenable avec celle qu’on ne voit

  1. C’est la même théorie qui a été développée plus longuement dans les Entretiens sur la poésie dramatique, t. VII, p. 347 et suivantes.