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ESSAI SUR LA PEINTURE.

teintes isolées, à des couleurs primitives. Il fait mieux ; il la regarde où il l’a préparée, et il la transporte d’idée dans l’endroit où elle doit être appliquée. Mais combien de fois ne lui arrive-t-il pas de se tromper dans cette appréciation ! En passant de la palette sur la scène entière de la composition, la couleur est modifiée, affaiblie, rehaussée, et change totalement d’effet. Alors l’artiste tâtonne, manie, remanie, tourmente sa couleur. Dans ce travail, sa teinte devient un composé de diverses substances qui réagissent plus ou moins les unes sur les autres, et tôt ou tard se désaccordent.

En général donc, l’harmonie d’une composition sera d’autant plus durable que le peintre aura été plus sûr de l’effet de son pinceau ; aura touché plus fièrement, plus librement ; aura moins remanié, tourmenté sa couleur ; l’aura employée plus simple et plus franche.

On voit des tableaux modernes perdre leur accord en très-peu de temps ; on en voit d’anciens qui se sont conservés frais, harmonieux et vigoureux, malgré le laps du temps. Cet avantage me semble être plutôt la récompense du faire, que l’effet de la qualité des couleurs.

Rien, dans un tableau, n’appelle comme la couleur vraie ; elle parle à l’ignorant comme au savant. Un demi-connaisseur passera sans s’arrêter devant un chef-d’œuvre de dessin, d’expression, de composition ; l’œil n’a jamais négligé le coloriste.

Mais ce qui rend le vrai coloriste rare, c’est le maître qu’il adopte. Pendant un temps infini, l’élève copie les tableaux de ce maître, et ne regarde pas la nature ; c’est-à-dire qu’il s’habitue à voir par les yeux d’un autre et qu’il perd l’usage des siens. Peu à peu il se fait une technique qui l’enchaîne, et dont il ne peut ni s’affranchir ni s’écarter ; c’est une chaîne qu’il s’est mise à l’œil, comme l’esclave à son pied. Voilà l’origine de tant de faux coloris ; celui qui copiera d’après La Grenée copiera éclatant et solide ; celui qui copiera d’après Le Prince sera rougeâtre et briqueté ; celui qui copiera d’après Greuze sera gris et violâtre ; celui qui étudiera Chardin sera vrai. Et de là cette variété de jugements du dessin et de la couleur, même entre les artistes. L’un vous dira que le Poussin est sec ; l’autre, que Rubens est outré ; et moi, je suis le Lilliputien qui leur frappe