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ESSAI SUR LA PEINTURE.

Vénus ; la déesse les lui rendait, mais les lui rendait sanctifiés, divinisés. L’homme avait fourni à Apollon ses épaules, sa poitrine à Neptune, ses lianes nerveux à Mars, sa tête sublime à Jupiter, ses fesses à Ganymède ; mais Apollon, Neptune, Mars, Jupiter et Ganymède les lui rendaient sanctifiés, divinisés.

Lorsque quelque circonstance permanente, quelquefois même passagère, a associé certaines idées dans la tête des peuples, elles ne s’y séparent plus ; et s’il arrivait à un libertin de retrouver sa maîtresse sur l’autel de Vénus, parce qu’en effet c’était elle, un dévot n’en était pas moins porté à révérer les épaules de son dieu sur le dos d’un mortel, quel qu’il fût. Ainsi, je ne puis m’empêcher de croire que, lorsque le peuple assemblé s’amusait à considérer des hommes nus aux bains, dans les gymnases, dans les jeux publics, il y avait, sans qu’ils s’en doutassent, dans le tribut d’admiration qu’ils rendaient à la beauté, une teinte mêlée de sacré et de profane, je ne sais quel mélange bizarre de libertinage et de dévotion. Un voluptueux qui tenait sa maîtresse entre ses bras l’appelait ma reine, ma souveraine, ma déesse ; et ces propos, fades dans notre bouche, avaient bien un autre sens dans la sienne. C’est qu’ils étaient vrais ; c’est qu’en effet il était dans les cieux, parmi les dieux ; c’est qu’il jouissait réellement de l’objet de son adoration et de l’adoration nationale.

Et pourquoi les choses se seraient-elles passées autrement dans l’esprit du peuple que dans la tête de ses poètes ou théologiens ? Les ouvrages que nous en avons, les descriptions qu’ils nous ont laissées des objets de leurs passions, sont pleins de comparaisons, d’allusions aux objets de leur culte. C’est le sourire des Grâces ; c’est la jeunesse d’Hébé ; ce sont les doigts de l’Aurore ; c’est la gorge, c’est le bras, c’est l’épaule, ce sont les cuisses, ce sont les yeux de Vénus. « Va-t’en à Delphes, et tu verras mon Bathylle. Prends cette fille pour modèle, et porte ton tableau à Paphos. » Il ne leur a manqué que de nous dire plus souvent où l’on voyait ce dieu, ou cette déesse, dont ils caressaient l’original vivant ; mais les peuples qui lisaient leurs poésies ne l’ignoraient pas.

Sans ces simulacres subsistants, leurs galanteries auraient été bien insipides et bien froides. Je vous en atteste, vous, mon ami ; et vous, fin et délicat Suard ; vous, chaud et bouillant