Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/525

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
515
ESSAI SUR LA PEINTURE.

appelle de loin, et vous attache par une si forte, si frappante imitation de la nature, que vous ne pouvez plus en arracher les yeux ?

Si nous rencontrions dans la rue une seule des figures de femmes de Raphaël, elle nous arrêterait tout à coup ; nous tomberions dans l’admiration la plus profonde ; nous nous attacherions à ses pas, et nous la suivrions jusqu’à ce qu’elle nous fût dérobée ; et il y a sur la toile du peintre, deux, trois, quatre figures semblables ; elles y sont environnées d’une foule d’autres figures d’hommes d’un aussi beau caractère ; toutes concourent de la manière la plus grande, la plus simple, la plus vraie, à une action extraordinaire, intéressante, et rien ne m’appelle, rien ne me parle, rien ne m’arrête ! Il faut qu’on m’avertisse de regarder, qu’on me donne un petit coup sur l’épaule, tandis que savants et ignorants, grands et petits, se précipitent d’eux-mêmes vers les bamboches de Téniers !

J’oserais dire à Raphaël : Oportuit hœc facere, et alia non omittere. J’oserais dire qu’il n’y eut peut-être pas un plus grand poète que Raphaël : pour un plus grand peintre, je le demande ; mais qu’on commence d’abord par bien définir la peinture[1].

Autre question. Si l’on a appauvri l’architecture en l’assujettissant à des mesures, à des modules, elle qui ne doit reconnaître de loi que celle de la variété infinie des convenances, n’aurait-on pas aussi appauvri la peinture, la sculpture, et tous les arts, enfants du dessin, en soumettant les figures à des hauteurs de têtes, les têtes à des longueurs de nez ? N’aurait-on pas fait de la science, des conditions, des caractères, des passions, des organisations diverses, une petite affaire de règle et de com. Je nie la mineure. Je nie que Denis Diderot et moi nous passions devant un tableau de Raphaël sans y prendre garde.

  1. Je nie qu’on m’ait jamais frappe sur l’épaule pour m’arrêter devant la Sainte Famille de Versailles. Je soutiens que je n’ai jamais pu m’en arracher et que j’ai été obligé de m’acheter la plus belle épreuve que j’aie pu déterrer de l’estampe qu’Edelinck en a faite, pour l’avoir sans cesse devant les yeux.

    Je voudrais, sans doute, que Raphaël fût aussi grand coloriste qu’il est poëte sublime ; mais depuis quand la poésie n’appelle-t-elle plus, n’arrête-t-elle plus Denis Diderot ? Quelle que soit la définition de la peinture, il faudra toujours y faire entrer la poésie comme chose essentielle.

    Nous en demandons jusque dans une fleur ou dans une pêche de Van Huysum, car si elle n’a pas l’aspect poétique, pourquoi la peindrait-on ? Un peintre de fleurs ou de fruits peut être froid ou chaud, comme un peintre d’histoire.

    (Note de Grimm.)