Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/530

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
520
ESSAI SUR LA PEINTURE.

par l’esprit et le goût de l’ordre, sans en éprouver le délice et la volupté ; il peut y avoir aussi du goût sans sensibilité, de même que de la sensibilité sans goût. La sensibilité, quand elle est extrême, ne discerne plus ; tout l’émeut indistinctement. L’un vous dira froidement : « Cela est beau ! » L’autre sera ému, transporté, ivre :

      .........Etiam stillabit amicis
      Ex oculis rorem ; saliet, tundet pede terram.
                                 Horat. de Arte poet., v. 430, 431.

Il balbutiera ; il ne trouvera point d’expressions qui rendent l’état de son âme.

Le plus heureux est, sans contredit, ce dernier. Le meilleur juge ? c’est autre chose. Les hommes froids, sévères et tranquilles observateurs de la nature, connaissent souvent mieux les cordes délicates qu’il faut pincer : ils font des enthousiastes, sans l’être ; c’est l’homme et l’animal.

La raison rectifie quelquefois le jugement rapide de la sensibilité ; elle en appelle. De là tant de productions presque aussitôt oubliées qu’applaudies ; tant d’autres, ou inaperçues, ou dédaignées, qui reçoivent du temps, du progrès de l’esprit et de l’art, d’une attention plus rassise, le tribut qu’elles méritaient.

De là l’incertitude du succès de tout ouvrage de génie. Il est seul. On ne l’apprécie qu’en le rapportant immédiatement à la nature. Et qui est-ce qui sait remonter jusque-là ? Un autre homme de génie.


FIN DU TOME DIXIÈME.