Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/115

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au delà des montagnes que nous avions grimpées et qui nous le dérobaient. Après une marche assez longue, nous nous trouvâmes sur une espèce de pont, une de ces fabriques de bois, hardies, et telles que le génie, l’intrépidité et le besoin des hommes en ont exécuté dans quelques pays montagneux. Arrêtés là, je promenai mes regards autour de moi, et j’éprouvai un plaisir accompagné de frémissement. Comme mon conducteur aurait joui de la violence de mon étonnement, sans la douleur d’un de ses yeux qui était resté rouge et larmoyant ! Cependant il me dit d’un ton ironique : « Et Loutherbourg, et Vernet, et Claude Lorrain ? » Devant moi, comme du sommet d’un précipice, j’apercevais les deux côtés, le milieu, toute la scène imposante que je n’avais qu’entrevue du bas des montagnes. J’avais à dos une campagne immense qui ne m’avait été annoncée que par l’habitude d’apprécier les distances entre des objets interposés. Ces arches, que j’avais en face il n’y a qu’un moment, je les avais sous mes pieds. Sous ses arches descendait à grand bruit un large torrent ; ses eaux interrompues, accélérées, se hâtaient vers la plage du site la plus profonde. Je ne pouvais m’arracher à ce spectacle mêlé de plaisir et d’effroi. Cependant je traverse cette longue fabrique, et me voilà sur la cime d’une chaîne de montagnes parallèles aux premières. Si j’ai le courage de descendre celles-là, elles me conduiront au côté gauche de la scène, dont j’aurai fait tout le tour. Il est vrai que j’ai peu d’espace à traverser, pour éviter l’ardeur du soleil et voyager dans l’ombre ; car la lumière vient d’au delà de la chaîne de montagnes dont j’occupe le sommet, et qui forment, avec celles que j’ai quittées, un amphithéâtre en entonnoir, dont le bord le plus éloigné, rompu, brisé, est remplacé par la fabrique de bois qui unit les cimes des deux chaînes de montagnes. Je vais, je descends, et après une route longue et pénible à travers des ronces, des épines, des plantes et des arbustes touffus, me voilà au côté gauche de la scène. Je m’avance le long de la rive du lac formé par les eaux du torrent, jusqu’au milieu de la distance qui sépare les deux chaînes ; je regarde, je vois le pont de bois à une hauteur et dans un éloignement prodigieux. Je vois depuis ce pont les eaux du torrent arrêtées dans leur cours par des espèces de terrasses naturelles ; je les vois tomber en autant de nappes qu’il y a de