Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/121

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descendront les derniers ; car ils ont toujours quelques caresses à se faire à la dérobée… »

Nous nous étions assis, nous nous reposions de notre côté ; et nos yeux suivant le rivage à droite, nous voyions par le dos deux personnes, je ne sais quelles, assises et se reposant aussi dans un endroit où le terrain s’enfonçait. Plus loin, des gens de mer, occupés à charger ou décharger une nacelle. Dans le lointain, sur les eaux, un vaisseau à la voile ; fort au delà, des montagnes vaporeuses et très-éloignées. J’étais un peu inquiet comment nous regagnerions le château dont nous étions séparés par un espace d’eau assez considérable.

« Si nous suivons le rivage vers la droite, dis-je à l’abbé, nous ferons le tour du globe avant que d’arriver au château ; et c’est bien du chemin pour ce soir. Si nous le suivons vers la gauche, arrivés à ce paysage, nous trouverons apparemment un sentier qui le traverse et qui conduit à quelque porte qui s’ouvre sur la terrasse.

— Et vous voudriez bien, dit l’abbé, ne faire ni le tour du globe, ni celui de l’anse ?

— Il est vrai. Mais cela ne se peut.

— Vous vous trompez. Nous irons à ces mariniers qui nous prendront dans leur nacelle, et qui nous déposeront au pied du château. »

Ce qui fut dit fut fait ; nous voilà embarqués, et vingt lorgnettes d’opéra braquées sur nous, et notre arrivée saluée par des cris de joie qui partaient de la terrasse et du sommet du château : nous y répondîmes, selon l’usage. Le ciel était serein, le vent soufflait du rivage vers le château, et nous fîmes le trajet en un clin d’œil. Je vous raconte simplement la chose. Dans un moment plus poétique j’aurais déchaîné les vents, soulevé les flots, montré la petite nacelle tantôt voisine des nues, tantôt précipitée au fond des abîmes ; vous auriez frémi pour l’instituteur, ses jeunes élèves, et le vieux philosophe votre ami. J’aurais porté, de la terrasse à vos oreilles, les cris des femmes éplorées. Vous auriez vu sur l’esplanade du château des mains levées vers le ciel ; mais il n’y aurait pas eu un mot de vrai. Le fait est que nous n’éprouvâmes d’autre tempête que celle du premier livre de Virgile, que l’un des élèves