Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/131

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que, n’étant plus d’âge aux promenades du parc, je pris furtivement mon chapeau et mon bâton, et m’en allai seul à travers champs, rêvant à la très-belle et très-importante question qu’ils agitaient, et à laquelle ils étaient arrivés de fort loin.

Il s’agissait d’abord de l’acception des mots, de la difficulté de les circonscrire et de l’impossibilité de s’entendre sans ce préliminaire.

Tous n’étant pas d’accord ni sur l’un ni sur l’autre point, on choisit un exemple, et ce fut le mot vertu. On demanda : « Qu’est-ce que la vertu ? » et, chacun la définissant à sa mode, la dispute changea d’objet ; les uns prétendant que la vertu était l’habitude de conformer sa conduite à la loi ; les autres, que c était l’habitude de conformer sa conduite à l’utilité publique.

Les premiers disaient que la vertu définie : l’habitude de conformer ses actions à l’utilité publique, était la vertu du législateur ou du souverain, et non celle du sujet, du citoyen, du peuple ; car qui est-ce qui a des idées exactes de l’utilité publique ? c’est une notion si compliquée, dépendante de tant d’expériences et de lumières, que les philosophes même en disputaient entre eux. Si l’on abandonne les actions des hommes à cette règle, le vicaire de Saint-Roch, qui croit son culte très-essentiel au maintien de la société, tuera le philosophe, s’il n’est prévenu par celui-ci, qui regarde toute institution religieuse comme contraire au bonheur de l’homme. L’ignorance et l’intérêt, qui obscurcissent tout dans les têtes humaines, montreront l’intérêt général où il n’est pas. Chacun ayant sa vertu, la vie de l’homme se remplira de crimes. Le peuple, ballotté par ses passions et par ses erreurs, n’aura point de mœurs : car il n’y a de mœurs que là où les lois bonnes ou mauvaises sont sacrées ; car c’est là seulement que la conduite générale est uniforme. Pourquoi n’y a-t-il et ne peut-il y avoir de mœurs dans aucune contrée de l’Europe ? C’est que la loi civile et la loi religieuse sont en contradiction avec la loi de nature. Qu’en arrive-t-il ? c’est que, toutes trois enfreintes et observées alternativement, elles perdent toute sanction. On n’y est ni religieux, ni citoyen, ni homme ; on n’y est que ce qui convient à l’intérêt du moment. D’ailleurs, si chacun s’institue juge compétent de la conformité de la loi avec l’uti-