Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/133

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L’apôtre de la vérité se montrera-t-il donc moins intrépide que l’apôtre du mensonge ? Le mensonge aura-t-il seul le privilége de faire des martyrs ? Pourquoi ne dirais-je pas : La loi l’ordonne, mais la loi est mauvaise. Je n’en ferai rien. Je n’en veux rien faire. J’aime mieux mourir… Mais Aristippe lui répondra : Je sais tout aussi bien que toi, ô Socrate ! que la loi est mauvaise ; et je ne fais pas plus de cas de la vie qu’un autre. Cependant je me soumettrai à la loi, de peur qu’en discutant, de mon autorité privée, les mauvaises lois, je n’encourage par mon exemple la multitude insensée à discuter les bonnes. Je ne fuirai point les cours comme toi. Je saurai me vêtir de pourpre. Je ferai ma cour aux maîtres du monde ; et peut-être en obtiendrai-je ou l’abolition de la loi mauvaise, ou la grâce de l’homme de bien qui l’aura enfreinte.

Je quittais cette question ; je la reprenais pour la quitter encore. Le spectacle des eaux m’entraînait malgré moi. Je regardais, je sentais, j’admirais, je ne raisonnais plus, je m’écriais : « Ô profondeur des mers ! » Et je demeurais absorbé dans diverses spéculations entre lesquelles mon esprit était balancé, sans trouver d’ancre qui me fixât. Pourquoi, me disais-je, les mots les plus généraux, les plus saints, les plus usités : loi, goût, beau, bon, vrai, usage, mœurs, vice, vertu, instinct, esprit, matière, grâce, beauté, laideur, si souvent prononcés, s’entendent-ils si peu, se définissent-ils si diversement ?… Pourquoi ces mots, si souvent prononcés, si peu entendus, si diversement définis, sont-ils employés avec la même précision par le philosophe, par le peuple et par les enfants ? L’enfant se trompera sur la chose, mais non sur la valeur du mot. Il ne sait ce qui est vraiment beau ou laid, bon ou mauvais, vrai ou faux ; mais il sait ce qu’il veut dire, tout aussi bien que moi. Il approuve et désapprouve comme moi. Il a son admiration et son dédain… Est-ce réflexion en moi ? Est-ce habitude machinale en lui ?… Mais de son habitude machinale, ou de ma réflexion, quel est le guide le plus sûr ?… Il dit : « Voilà ma sœur. » Moi, qui l’aime, j’ajoute : « Petit, vous avez raison ; c’est sa taille élégante, sa démarche légère, son vêtement simple et noble, le port de sa tête, le son de sa voix, de cette voix qui fait toujours tressaillir mon cœur… » Y aurait-il dans les choses quelque analogie nécessaire à notre bonheur ?…