Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/137

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au jeu ne manquent guère de prendre parti pour le plus fort, de se liguer avec la fortune, et de quitter des joueurs excellents qui n’intéressaient pas leur jeu, pour s’attrouper autour de pitoyables joueurs qui risquaient des masses d’or. Je ne néglige point ces petits phénomènes lorsqu’ils sont constants, parce qu’alors ils éclairent sur la nature humaine, que le même ressort meut dans les grandes occasions et dans les frivoles. Rien ne ressemble tant à un homme qu’un enfant. Combien le silence est nécessaire, et combien il est rarement gardé autour d’une table de jeu ! Combien la plaisanterie qui trouble et contriste le perdant y est déplacée, et combien je ne sais quelle sorte de plate commisération est plus insupportable encore ! S’il est rare de trouver un homme qui sache perdre, combien il est plus rare d’en trouver un qui sache gagner ! Pour des femmes, il n’y en a point. Je n’en ai jamais vu une qui contînt ni sa bonne humeur dans la prospérité, ni sa mauvaise humeur dans l’adversité. La bizarrerie de certains hommes sérieusement irrités de la prédilection aveugle du sort, joueurs infidèles ou fâcheux par cette unique raison ! Un certain abbé de Maginville, qui dépensait fort bien vingt louis à nous donner un excellent dîner, nous volait au jeu un petit écu, qu’il abandonnait le soir à ses gens ! L’homme ambitionne la supériorité, même dans les plus petites choses. Jean-Jacques Rousseau, qui me gagnait toujours aux échecs, me refusait un avantage qui rendît la partie plus égale. « Souffrez-vous à perdre ? me disait-il. — Non, lui répondais-je ; mais je me défendrais mieux, et vous en auriez plus de plaisir. — Cela se peut, répliquait-il ; laissons pourtant les choses comme elles sont. » Je ne doute point que le premier président ne voulût savoir tenir un fleuret et tirer des armes mieux que Motet ; et l’abbesse de Chelles, mieux danser que la Guimard. On sauve sa médiocrité ou son ignorance par du mépris.

Il était tard quand je me retirai ; mais l’abbé me laissa dormir la grasse matinée. Il ne m’apparut que sur les dix heures, avec son bâton d’aubépine et son chapeau rabattu. Je l’attendais ; et nous voilà partis avec les deux petits compagnons de nos pèlerinages, et précédés de deux valets, qui se relayaient à porter un large panier. Il y avait près d’une heure que nous marchions en silence à travers les détours d’une longue forêt qui