Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/147

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aux enfants ? C’est qu’ils ont moins de raison et d’expérience. Attendez l’âge, et vous les verrez sourire de mépris à leur bonne. C’est le rôle du philosophe et du poëte. Il n’y a plus moyen de faire des contes à nos gens.

« On s’accorde plus aisément sur une ressemblance que sur une différence. On juge mieux d’une image que d’une idée. Le jeune homme passionné n’est pas difficile dans ses goûts ; il veut avoir. Le vieillard est moins pressé ; il attend, il choisit. Le jeune homme veut une femme, le sexe lui suffit : le vieillard la veut belle. Une nation est vieille quand elle a du goût.

— Et vous voilà, après une assez longue excursion, revenu au point d’où vous êtes parti.

— C’est que, dans la science, ainsi que dans la nature, tout tient ; et qu’une idée stérile et un phénomène isolé sont deux impossibilités. »

Les ombres des montagnes commençaient à s’allonger, et la fumée à s’élever au loin au-dessus des hameaux ; ou en langue moins poétique, il commençait à se faire tard, lorsque nous vîmes approcher une voiture. « C’est, dit l’abbé, le carrosse de la maison ; il nous débarrassera de ces marmots, qui, d’ailleurs, sont trop las pour s’en retourner à pied. Nous reviendrons, nous, au clair de la lune ; et peut-être trouverez-vous que la nuit a aussi sa beauté.

— Je n’en doute pas, et je n’aurais pas grand’peine à vous en dire les raisons. »

Cependant le carrosse s’éloignait avec les deux petits enfants, les ténèbres s’augmentaient, les bruits s’affaiblissaient dans la campagne, la lune s’élevait dans l’horizon ; la nature prenait un aspect grave dans les lieux privés de la lumière, tendre dans les plaines éclairées. Nous allions en silence, l’abbé me précédant, moi le suivant, et m’attendant à chaque pas à quelque nouveau coup de théâtre. Je ne me trompais pas. Mais comment vous en rendre l’effet et la magie ? Ce ciel orageux et obscur, ces nuées épaisses et noires, toute la profondeur, toute la terreur qu’elles donnaient à la scène ; la teinte qu’elles jetaient sur les eaux, l’immensité de leur étendue ; la distance infinie de l’astre à demi voilé, dont les rayons tremblaient à leur surface ; la vérité de cette nuit, la variété des objets et des scènes qu’on y discernait, le bruit et le silence, le mouvement et le repos, l’esprit