Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/240

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pas mourir ! et j’envie un faible tissu de fibres et de chair, à une loi générale qui s’exécute sur le bronze ! Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres au fond d’un abîme commun ; moi, moi seul, je prétends m’arrêter sur le bord et fendre le flot qui coule à mes côtés !

Si le lieu d’une ruine est périlleux, je frémis. Si je m’y promets le secret et la sécurité, je suis plus libre, plus seul, plus à moi, plus près de moi. C’est là que j’appelle mon ami. C’est là que je regrette mon amie. C’est là que nous jouirons de nous, sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux. C’est là que je sonde mon cœur. C’est là que j’interroge le sien, que je m’alarme et me rassure. De ce lieu, jusqu’aux habitants des villes, jusqu’aux demeures du tumulte, au séjour de l’intérêt, des passions, des vices, des crimes, des préjugés, des erreurs, il y a loin.

Si mon âme est prévenue d’un sentiment tendre, je m’y livrerai sans gêne. Si mon cœur est calme, je goûterai toute la douceur de son repos.

Dans cet asile désert, solitaire et vaste, je n’entends rien ; j’ai rompu avec tous les embarras de la vie. Personne ne me presse et ne m’écoute. Je puis me parler tout haut, m’affliger, verser des larmes sans contrainte.

Sous ces arcades obscures, la pudeur serait moins forte dans une femme honnête ; l’entreprise d’un amant tendre et timide, plus vive et plus courageuse. Nous aimons, sans nous en douter, tout ce qui nous livre à nos penchants, nous séduit et excuse notre faiblesse.

« Je quitterai le fond de cet antre et j’y laisserai la mémoire importune du moment, » dit une femme, et elle ajoute : « Si l’on m’a trompée et que la mélancolie m’y ramène, je m’abandonnerai à toute ma douleur. La solitude retentira de ma plainte. Je déchirerai le silence et l’obscurité de mes cris, et lorsque mon âme sera rassasiée d’amertumes, j’essuierai mes larmes de mes mains, je reviendrai parmi les hommes et ils ne soupçonneront pas que j’ai pleuré. »

Si je te perdais jamais, idole de mon âme ; si une mort inopinée, un malheur imprévu te séparait de moi, c’est ici que je voudrais qu’on déposât ta cendre et que je viendrais converser avec ton ombre.