Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/143

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Je suis moins excédé de fatigue que d’impatience. J’entends les plaintes les plus douloureuses pendant la nuit ; je me lève, je vais savoir ce que c’est, et ce n’est rien.

On ne dort pas ; on se ressouvient qu’on a oublié de remonter sa montre ; on sonne ; on fait relever une pauvre fille qui dort ; elle est excédée de fatigue ; et on me l’envoie à deux heures du matin pour monter cette montre. Ce sont mille gentillesses de cette sorte qu’il est impossible d’excuser par l’état de maladie. Les malades ont des bizarreries : on le sait, leur tête travaille, ils attachent quelquefois leur soulagement à des choses qui n’ont pas le sens commun ; plus ils trouvent de répugnance dans ceux qui les environnent, plus ils s’exagèrent l’importance de leurs folles idées. Il faut les contenter, de peur d’ajouter la maladie de l’esprit à celle du corps ; mais qu’importe qu’une montre s’arrête ou non ?

À ce propos, n’avez-vous pas remarqué qu’il y a des circonstances dans la vie qui nous rendent plus ou moins superstitieux ? Comme nous ne voyons pas toujours la raison des effets, nous imaginons quelquefois les causes les plus étranges à ceux que nous désirons : et puis nous faisons des essais sur lesquels on nous jugerait dignes des Petites-Maisons.

Une jeune fille dans les champs prend des chardons en fleur ; elle souffle dessus pour savoir si elle est tendrement aimée. Une autre cherche sa bonne ou mauvaise aventure dans un jeu de cartes. J’en ai vu qui dépeçaient toutes les fleurs en roses qu’elles rencontraient dans les prés, et qui disaient à chaque feuille qu’elles arrachaient : Il m’aime, un peu, beaucoup, point du tout, jusqu’à ce qu’elles fussent arrivées à la dernière feuille, qui était la prophétique. Dans le bonheur, elles se riaient de la prophétie ; dans la peine, elles y ajoutaient un peu plus de foi ; elles disaient : La feuille a bien raison.

Moi-même, j’ai tiré une fois les sorts platoniciens. Il y avait trente jours que j’étais renfermé dans la tour de Vincennes ; je me rappelai tous ces sorts des anciens. J’avais un petit Platon dans ma poche, et j’y cherchai à l’ouverture quelle serait encore la durée de ma captivité, m’en rapportant au premier passage qui me tomberait sous les yeux. J’ouvre, et je lis au haut d’une page : Cette affaire est de nature à finir promptement. Je souris, et un quart d’heure après j’entends les clefs ouvrir les portes