Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/165

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Le pis pour Thomas et pour moi, c’est qu’on ignorait qu’il eût concouru ; c’est qu’il a des ennemis dans l’Académie ; c’est que parmi les Éloges, il y en a de la plus grande force et qu’on pourrait bien préférer au sien ; c’est que, quelque bien fondée que cette préférence puisse être, à moins qu’elle ne soit justifiée par un suffrage universel, Thomas croira toujours que c’est mon indiscrétion qui lui ôte le prix et qui peut-être l’éloigne de l’Académie, où il eût été reçu s’il ne se fût retiré lorsque Marmontel se présenta. Je verrai Marmontel aujourd’hui ; je ne lui dirai que deux mots, mais ils sont propres à faire impression : c’est qu’il risque, si Thomas n’est pas couronné et qu’il le mérite, à passer non-seulement pour un homme sans goût, reproche qu’il partagera avec le reste des juges, mais pour un ingrat, reproche infiniment plus cruel, qui restera sur lui seul.

Vous croyez que c’est là tout ? Franchement c’en était bien assez ; mais écoutez. Je vais avant-hier dîner chez le Baron, au lieu d’aller rompre le tête-à-tête en question. Après le dîner, Marmontel me tire à l’écart et me dit : « Mon ami, je suis perdu. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Je suis perdu, on a une copie de mon poëme[1]. C’est Damilaville qui l’a dit à Merlin, et c’est Merlin qui me l’a dit. Je ne l’ai prêté qu’à vous et à un autre. Ne l’avez-vous confié à personne ? — Non, je l’ai lu à des amies, mais je ne le leur ai pas laissé. Grimm, Mme d’Épinay, Damilaville, M. de Saint-Lambert l’ont lu, mais sous mes yeux. Qui est-ce cet autre à qui vous l’avez encore confié ? — J’étais à une maison de campagne ; je n’eus pas le courage de le refuser au fils de la maison, qui le prit pour une nuit. Le lendemain il partit pour Paris ; il fut quatre jours absent, et dans cet intervalle je sais déjà qu’un de ses amis l’a possédé pendant deux fois vingt-quatre heures. J’ai vu cet ami qui a été violemment tenté d’en prendre copie, mais il n’en a rien fait. » — Je lui dis : « Envoyons chercher une voiture, et courons chez Damilaville ; car je ne

  1. La Neuvaine de Cythère, poëme de Marmontel, n’a été publiée que dans ses Œuvres posthumes. Paris, Verdière, 1820, in-8. On assure que la famille de l’auteur, redoutant les poursuites du ministère public contre cette production libre, imagina de présenter le manuscrit au roi (Louis XVIII). Ce prince, quoiqu’il n’eût pas eu le temps d’y jeter les yeux, le lui fit rendre, en lui faisant exprimer, dans une lettre très-flatteuse, la satisfaction que la lecture de ce poëme lui avait causée. Muni de cette pièce, on fit imprimer hardiment. (T.)