Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je suis bien las de dormir si loin de vous toutes. Si cette lettre part demain, vous pourrez bien en recevoir quatre à la fois.


XCIV


Ce 20 octobre 1765.


Il y aura dimanche huit jours que je ne suis sorti du cabinet : l’ouvrage avance ; il est sérieux, il est gai ; il y a des connaissances, des plaisanteries, des méchancetés, de la vérité ; il m’amuse moi-même ; j’en ai pris un goût si vif pour l’étude, l’application et la vie avec moi-même, que je ne suis pas loin du projet de m’y tenir. Tout se compense sans doute en société avec ses amis ; une gaieté plus vive, quelque chose de plus intéressant, de plus varié ; on se communique aux autres ; ils vous tirent hors de vous ; voilà le beau côté. Mais combien de fois l’amour-propre blessé, la délicatesse révoltée, et une infinité d’autres petits dégoûts ! Rien de cela dans la retraite et la solitude. Les voilà tout autour de moi, ceux dont je ne me suis jamais plaint. Oui, chère sœur, j’ai fait presque tout ce que vous me demandez ; j’ai vu l’abbé ; j’ai vu M. Rodier ; l’abbé ne peut être à vous d’un an ; c’est le temps que doit encore durer son éducation ; mais à la vérité c’est au plus. M. Rodier paraît aussi fâché que moi de prolonger à mes dépens la petite pension de cet enfant que j’ai fait à une femme que je n’ai jamais vue, bien par l’opération du Saint-Esprit ; et je vous assure qu’il ne demande pas mieux que de m’en soulager, et qu’il n’y manquera pas. J’ai trouvé toutes sortes de protections auprès de M. Dubucq ; c’est lui dont le sort de mon petit cousin de Cayenne dépend. Quelqu’un de ces jours, je dresserai un placet rempli de mensonges les plus honnêtes et les plus pathétiques, il sera présenté, et je vous chargerai de chercher mon absolution dans Suarès et dans Escobar. Ces gens-là auront apparemment décidé qu’il est permis de faire un petit mal pour un grand bien ; et ma conscience sera tranquille.