Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/21

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Le baron de Dieskau a toute la peine imaginable de se lever de son fauteuil, et il lui eût été plus aisé, il y a dix ans, d’aller sous la ligne ou sous le pôle, qu’il ne lui serait facile aujourd’hui d’aller au bout d’une de nos allées. Nous lui avons fait compagnie tout le jour. J’ai joué aux échecs avec lui. Il a joué au passe-dix avec le Baron. Hier, il a fait la martingale avec nous.

Nous nous sommes couchés de bonne heure. Le ciel nous promettait un beau lendemain ; et voilà le vent qui s’élève, les étoiles qui disparaissent, un déluge qui tombe, et les arbres qui nous garantissent à l’occident, frappés les uns contre les autres, de faire un fracas terrible, et nous de nous renfermer et de nous presser autour du foyer. Nous avons passé le dimanche comme nous avons pu.

Le baron de Dieskau nous a quittés sur les cinq heures. Nous nous sommes tous mis en bonnet de nuit et en déshabillé, avec la permission des femmes, qui ont arrangé que nous souperions debout dans le salon, en faveur de notre Baron qui est indisposé, et, en attendant, nous avons repris notre causerie. J’ai cru que de ma vie je ne vous reparlerais des Chinois, et m’y voilà revenu ; mais c’est la faute du père Hoop ; prenez-vous-en à lui, si je vous ennuie.

Il nous a raconté qu’un de leurs souverains était engagé dans une guerre avec les Tartares qui sont au nord de la Chine. La saison était rigoureuse. Le général chinois écrivit à l’empereur que les soldats souffraient beaucoup du froid. Pour toute réponse, l’empereur lui envoya sa pelisse, avec ce mot : « Dites de ma part à vos braves soldats que je voudrais en avoir une pour chacun d’eux. »

Le père Hoop a remarqué que les Chinois sont les seuls peuples de la terre qui aient eu beaucoup plus de bons rois et de bons ministres que de mauvais. « Eh ! père Hoop, pourquoi cela ? a demandé une voix qui venait du fond du salon. — C’est que les enfants de l’empereur y sont bien élevés, et qu’il n’est presque jamais arrivé qu’un mauvais prince soit mort dans son lit. — Comment ! lui dis-je, le peuple juge donc si un prince est bon ou mauvais ? — Sans doute, et il ne s’y trompe pas plus que des enfants sur le compte de leur père ou de leur tuteur. À la Chine, un bon prince est celui qui se conforme aux lois ; un mauvais prince est celui qui les enfreint. La loi est sur le trône.