Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/245

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à passer devant la porte de cette femme ; nous y arrivons, et voilà tout à coup le cheval qui se détourne du chemin et qui se jette du côté de cette maison. Le cocher lui donne du fouet. L’animal croit qu’il tourne court ; il s’arrête, puis il fait les mouvements qu’un cheval a coutume de faire lorsqu’il se présente mal et qu’il tâche de se présenter mieux à une entrée de maison. En un mot, on eut toutes les peines à l’empêcher de nous mener où nous n’avions certainement aucun dessein d’aller. La femme dit à son ami, assis à côté de moi : « Vous voyez ; votre cheval est plus vrai que vous. » Le reste de notre route se fit en grand silence.

J’allai souper chez le prince, qui me lut encore une lettre de la belle dame. On ne saurait être plus sensible qu’elle l’est à toutes les affabilités que vous avez eues pour elle ; il est impossible de s’en expliquer avec plus de chaleur et de vérité. Lui, il en est transporté de joie ; et je reçois la récompense de vos bons procédés : il m’embrasse, il me caresse, il ne cesse de me remercier ; il me charge de le mettre à vos pieds. C’est le lundi au soir que nous soupâmes ensemble. Depuis, il n’a point entendu parler de son amie, et il est tout soucieux. Moi, je le console en lui disant : « Elle arrive, elle a des visites à faire, à recevoir ; peut-être qu’elle est à présent à Metz. Elle est occupée à faire sa cour à M. d’Estaing, et à pousser ses frères dans le service. » Il se lève avec fureur ; il crie : « Maudit enragé philosophe, est-ce que vous avez résolu de me rendre fou ? » Puis se radoucissant, il ajoute : « Ça, mon ami, plus de ces mauvaises plaisanteries-là ; vous me déchirez l’âme de gaieté de cœur. » Le mélancolique ambassadeur de Hollande s’en tient les côtés et rit jusqu’aux larmes ; nous traitons ensuite la chose sérieusement.

Nous convenons qu’une femme un peu aimable et un peu leste a cent occasions par mois de nous tromper, sans que nous nous en doutions, et que le plus court, le plus sûr, le plus honnête, est de s’abandonner avec tant de confiance qu’on ait honte de nous trahir. Le prince en convient, mais à condition qu’on lui permettra d’être soupçonneux, jaloux, et qu’on n’en plaisantera pas.

Mardi, depuis sept heures et demie jusqu’à deux ou trois heures, au Salon ; ensuite dîner chez la belle restauratrice de