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XXXIV

À DAMILAVILLE[1].
1766.

Je viens, mon ami, de recevoir votre dissertation sur les moines, où je me doute, avant que de l’avoir lue, que vous prouvez à merveille que des sociétés de célibataires ordonnés, à votre mode, dans un certain état de société, loin d’être nuisibles seraient avantageuses, peut-être même nécessaires ; s’agissait-il de cela ? Aucunement ; mais de nos moines tels qu’ils sont dans l’état où nous sommes. Il s’agissait de savoir si les nations voisines qui n’ont ni moines, ni prêtres, ni célibataires, n’ont pas de l’avantage sur nous. Je m’arrête là ; je vous lirai quand je serai sorti de la poussière des livres et des copeaux des menuisiers. Vous n’êtes jamais un sot ; mais vous aimez à contredire ; et souvent vous ne voulez pas voir que, puisqu’il n’y a rien de bon qui n’ait quelque inconvénient, pas même la vertu ; rien de mauvais qui n’ait quelque avantage, pas même le crime ; le bon jugement consiste à peser et à rejeter nettement comme mauvais ce qui est plus mauvais que bon ; pareillement dans les questions abstraites, à traiter comme faux ce qui a le moins de vraisemblable ; car quelle est la question spéculative en faveur de laquelle on ne puisse trouver une raison ? Il n’y en a pas une d’assez indigente. Malebranche prouve que l’homme voit tout en Dieu, Berkley qu’il est lui le seul existant ; personne ne les en a crus et je n’oserais assurer que personne leur ait encore bien répondu. Le fil de la vérité sort des ténèbres et aboutit à des ténèbres. Sur la longueur il y a un point le plus lumineux de tous, où il faut savoir s’arrêter et au delà duquel l’obscurité semble renaître.

  1. Cette lettre inédite, copiée par M. L. Godard à l’Ermitage, répond à une lettre également inédite de Damilaville, conservée dans le même volume et que sa longueur ne nous permet pas de reproduire ici.