Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/515

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frères, les sœurs, toute cette malheureuse famille et toute leur petite fortune. Le père et la mère ont été un exemple frappant que les meilleurs parents peuvent avoir les plus méchants enfants. La sœur n’est pas bonne. Ses frères sont des bêtes féroces, avec cette différence que les frères ont fait le supplice et la ruine de la maison et que la sœur en a fait la consolation et le soutien. Les frères n’ont pas vécu un jour sans le marquer par quelque acte de violence, de débauche et d’extravagance. Ils étaient redoutés de leur père même et ils font aujourd’hui la terreur de toute une ville, au point qu’il n’y a pas un habitant qui osât déposer contre eux, pas un magistrat qui osât en faire justice. Ils sont connus pour des hommes de sang, des brigands capables de se porter aux plus effroyables extrémités. Souvenez-vous de ma prédiction, mon père : ils périront malheureusement. Ils ont déjà subi des condamnations infamantes. La peine capitales les attend. Ils sont gens à m’ôter la vie à moi ou à quelqu’un des miens, s’ils avaient le moindre soupçon que je me suis mêlé de leur affaire. Le mémoire de la sœur et celui des deux frères ne sont que des tissus de mensonges. La sœur nie ce qui est, les frères assurent ce qui n’est pas. Il n’est pas surprenant que des parents aient eu de la prédilection pour une fille qui consumait sa vie à les servir. Les parents, sages ou pusillanimes, mais sages plutôt, étaient obligés de prendre des voies détournées pour récompenser cette enfant de ses soins continus et l’indemniser des dépenses sans cesse renouvelées qu’ils étaient contraints de faire pour les frères, à la fureur desquels ils l’auraient exposée par un exercice plus franc de leur justice et de leur bienveillance. Ils lui permirent de bonne heure de faire un petit commerce de coutellerie. Elle est active, austère, avare. Elle ne tarda pas à avoir en propre un petit pécule, des nippes, des meubles, des effets de toute espèce : elle emprunta, elle prêta de l’argent. Les parents, qui savaient que les effets de cette fille n’étaient pas en sûreté dans leur propre domicile, en autorisèrent le dépôt en différentes maisons ; les dépôts changeaient de place d’un moment à l’autre, parce que la terreur saisissait les dépositaires. Lorsqu’on en portait la connaissance aux parents, la même terreur leur faisait blâmer ce qu’ils approuvaient. Tous craignaient le ressentiment des redoutables frères. Voilà, monsieur, l’origine de la petite fortune de cette fille, la