Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/69

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ou vous ne savez pas que je m’amuse quelquefois à jouer le passionné auprès d’elle ; elle ne s’y méprend pas, ni son mari non plus, et cela donne un tour plaisant et gai à la conversation. Il commence à faire froid ; hier nous étions autour d’un bon feu. Il était fait des douves d’un vieux tonneau, celle de la bonde nous présentait son ouverture tout enflammée. La vieille extravagante me dit : « Philosophe, il y a longtemps que vous sollicitez mes faveurs, voici le moment de les obtenir ; tenez, allez vous purifier là, et je vous accepte. »

Ce cénobite[1] est un personnage très-heureux qui s’est établi dans un coin de la basse-cour. Il boit, il mange, il s’engraisse à vue d’œil ; il sort peu ; je ne saurais vous dire s’il réfléchit beaucoup. Je le crois de la secte d’Épicure. Sa gaieté, au sortir de sa cellule, me donne la meilleure opinion de l’emploi qu’il y fait de son temps. Nous l’allions visiter deux fois par jour ; je vous assure qu’il ne se souciait guère de nous. Quand il était très-jeune, il n’avait point de nom : je l’ai appelé Antoine ou don Antonio. C’est la fermière qui a soin de son entretien et de sa nourriture ; il n’est pas difficile ; ce n’est pas qu’il ne gronde souvent, mais c’est moins d’humeur que par un tour de caractère qui lui est propre. Si le reste de son histoire vous intéresse, je m’en instruirai ; je suis peu curieux, je jouis des gens, sans m’informer qui ils sont ni d’où ils viennent. Un de ces jours que je témoignais à mon hôtesse de Massy combien j’étais surpris de ses inégalités, elle me fit une réponse assez singulière : « C’est, me dit-elle, ma foi, qu’il n’y a point de dévots, et qu’il n’y a que des hypocrites. On a beau, ajouta-t-elle, se mettre à genoux, prier, veiller, jeûner, joindre les mains, élever son cœur et ses yeux au ciel, la nature ne change pas, on reste ce que l’on est. Un homme prend un habit bleu, il attache une aiguillette sur son épaule, il suspend à son côté une longue épée, il charge de plumes son chapeau ; mais il a beau affecter une démarche fière, relever sa tête, menacer du regard, c’est un lâche qui a tous les dehors d’un homme de cœur. Quand je suis réservée, sérieuse, composée, c’est que je ne suis pas moi. J’ai un air d’église, un air du monde, un air de comptoir, un air de maîtresse, voilà ma vie grimacière ; ma

  1. Un porc de la ferme de Massy.