Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/100

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d’ici un de ces corps se rencontrera avec notre terre dans un point commun de leur course, adieu les poëmes, les harangues, les temples, les palais, les tableaux, les statues ! Ou l’on n’en ferait plus, ou l’on n’en ferait que de bien mauvais. Chacun se mettrait à planter ses choux, et vous tout aussitôt qu’un autre. Si l’on peignait encore des galeries, c’est qu’on supposerait que l’astronome a fait un faux calcul. Ce serait bien la peine d’embellir une maison qui n’aurait plus qu’un moment à durer. En un mot, mon ami, la réputation n’est qu’une voix qui parle de nous avec éloge, et n’y aurait-il pas de la folie à ne pas mieux aimer son éloge dans la bouche qui ne se taira jamais que dans une autre ?

Malgré que nous en ayons, nous proportionnons nos efforts au temps, à l’espace, à la durée, au nombre des témoins, à celui des juges ; ce qui échappe à nos contemporains n’échappera pas à l’œil du temps et de la postérité. Le temps voit tout ; autre germe de perfection. Cette espèce d’immortalité est la seule qui soit au pouvoir de quelques hommes, les autres périssent comme la brute. Pourquoi ne vouloir pas que je sois jaloux et que je prise cette distinction particulière à quelques individus distingués de mon espèce ? Que suis-je ? des rêves, des pensées, des idées, des sensations, des passions, des qualités, des défauts, des vices, des vertus, du plaisir, de la peine. Quand tu définis un être, peux-tu faire entrer dans ta définition autre chose que des termes abstraits et métaphysiques ? La pensée que j’écris c’est moi ; le marbre que j’anime c’est toi. C’est la meilleure partie de toi, c’est toi dans les plus beaux moments de ton existence, c’est ce que tu fais, c’est ce qu’un autre ne peut pas faire. Quand le poëte disait :


Non omnis moriar ; multaque pars mei
Vitabit Libitinam[1],



il disait une vérité presque rigoureuse. J’ai bien peur que tu n’aies prêché cette maudite philosophie meurtrière à ton fils, et que tu n’en aies fait un pourceau du troupeau d’Épicure.

  1. Horat., lib. III, od. xxx.