Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/152

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n’y a pas un mot du mépris de l’espèce humaine. Je n’en ai donc pas fait une conséquence de mon principe, mais vous avez brouillé ensemble deux raisonnements, ce qui n’est pas d’une bonne logique.

J’ai dit : « L’éloge de la postérité est une portion de l’apanage de l’homme bienfaiteur de l’espèce humaine. » D’où j’ai conclu que l’homme bienfaiteur qui dédaignait cette portion de son apanage avait du mépris pour l’espèce humaine parce que le dédain de l’éloge supposait le mépris du panégyriste. Pour bien répondre au raisonnement, il fallait nier la mineure, et nier la conséquence pour bien répondre au second. Vous n’avez fait ni l’un ni l’autre. Donc ces deux raisonnements restent sans réponse ; et voilà de la logique[1]?

Permettez, mon ami, que je m’arrête un moment sur la différence des syllogismes de l’orateur et du philosophe ; le syllogisme du philosophe n’est composé que de trois propositions sèches et nues, de l’une desquelles il se propose de prouver la liaison ou la vérité par un autre syllogisme pareillement composé de trois propositions sèches et nues, et ainsi de suite pendant tout le cours de son argumentation. L’orateur, au contraire, charge, orne, embellit, fortifie, anime, vivifie chacune des propositions de son syllogisme d’une infinité d’idées accessoires qui leur servent d’appui. L’argument du philosophe n’est qu’un squelette ; celui de l’orateur est un animal vivant ; c’est une espèce de polype. Divisez-le, et il en naîtra une quantité d’autres animaux. C’est une hydre à cent têtes. Coupez une de ces têtes, les autres continueront de s’agiter, de vivre, de menacer.

  1. « J’avais promis de ne vous plus répondre et je le croyais ; mais vos deux dernières lettres me poursuivent jusqu’au fond du Nord ; la persécution est violente, je n’y puis pas tenir. Il faut au moins que je jette quelques notes à travers vos répliques.

    « Vous avez dit : Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever l’âme ne peut qu’être utile à celui qui travaille. Vous avez ajouté au paragraphe suivant : Le sentiment de s’immortaliser… est naturel au grand homme ; c’est une portion de son apanage qu’il ne peut négliger sans un mépris cruel de l’espèce humaine. Moi qui, dites-vous, n’entends rien en logique, j’ai cru que ces deux propositions ne se contredisant point, je pouvais rapporter l’une en présumant l’autre, et vous demander si, en conséquence, celui qui n’aurait pas la postérité pour point de vue aurait un mépris cruel de l’espèce humaine. Mais je n’entends rien en logique. »