Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/186

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ou de le briser vous-même d’un coup de marteau, on sent tout votre embarras, vous êtes louche, entortillé, ce que vous répondez est bon, je le crois ; mais j’ai le malheur de n’y rien entendre[1].

La Salle, Dupré, iront sans doute à la postérité, et l’entorse n’y fera rien ; mais ils iront comme danseurs, pauvre mérite.

Il est vrai que celui qui fait peu de cas du présent et qui dédaigne l’avenir est bien seul, bien isolé ; mais cette position n’est ni commune ni simple, ni naturelle, ni conséquente à rien, ni louable, ni grande ; elle est imaginaire, elle confond l’homme dont la pente invincible est d’étendre son existence en tout sens, avec la brute qui n’existe que dans un point et dans un instant[2].

Montaigne, oubliant une infinité de faits héroïques anciens et la protestation expresse de ceux qu’ils honorent aujourd’hui, prétend que la vertu est trop noble pour rechercher d’autre loyer que de sa propre valeur ; toujours grand écrivain, mais souvent mauvais raisonneur, il permet pourtant au rhéteur, au grammairien, au peintre, au statuaire, à l’artiste de travailler pour se faire un nom. Puis, soupçonnant que le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité pourraient bien servir à contenir les hommes en leur devoir, et à les éveiller à la vertu, il ajoute : « S’ils sont touchez de veoir le monde bénir la mémoire de Traian et abominer celle de Néron, si cela les esmeut de veoir le nom de ce grand peu dard aultresfois si effroyable et si redoubté, mauldit et oultragé si librement par le premier escholier qui l’entreprend : qu’elle accroisse hardiement (cette opinion) et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on pourra[3]. » Mais, seigneur Michel, lui répondrai-je, si cette opinion est fausse il ne faut ni la nourrir, ni l’accroître, car c’est un mensonge, et le mensonge n’est jamais bon à rien ; utile pour le moment, il nuit toujours dans l’avenir, au rebours de la vérité qui dédommage infailliblement dans l’avenir de son in-

  1. « Prenez courage, mon ami ; d’autres l’ont entendu. Votre jour d’entendre aussi viendra sans doute. »
  2. « Êtes-vous bien le Diderot qui reçoit mes lettres ? Le Diderot qui les lit ? Le Diderot qui me donne des leçons de logique ? »
  3. Essais, liv. II, chap. xvi.