Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/194

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Mais vous vous éloignez de votre pays, vous quittez votre foyer paisible, la maison que vous fîtes bâtir, le jardin que vous cultiviez de vos propres mains ; vous n’irez plus cueillir le fruit sur ces arbres qui vous doivent leur fécondité ; vous ne les offrirez plus à vos amis, vous ne ferez plus un bouquet de ces fleurs que vous aviez arrosées ; vous renoncez à la méditation, à l’étude, à toutes les douceurs de la retraite ; vous abandonnez ceux qui vous sont chers ; vous sacrifiez votre repos ; vous oubliez votre santé; vous allez au milieu des glaces du Nord élever un monument au plus grand des monarques : est-ce l’intérêt qui vous entraîne ? Non. Dans cette circonstance même vous avez montré combien vous étiez au-dessus de l’intérêt. Est-ce la soif de l’or qui vous tourmente ? Non, vous méprisez l’or. Ambitionnez-vous une plus grande fortune ? Non, vous êtes sage, et vous avez la fortune du sage. Est-ce la gloire qui vous séduit ? Non, vous faites peu de cas de la gloire, et quand vous en auriez toute l’ivresse, un travail long et pénible vous conduira presque à la fin de votre carrière, à peine aurez-vous le temps d’entendre nos éloges, et vous ne retrouverez pas sous le pôle d’autres suffrages qui puissent vous en dédommager. Si vous étiez vain, votre statue de l’Hiver exécutée à Paris satisferait mieux votre vanité. Dites-moi, qui verra votre czar ? qui le louera ? qui l’admirera ? Presque personne. Est-ce un mouvement d’indignation qui vous fait chercher au loin un emploi qui réponde à votre talent ? Ce petit motif serait peu d’une âme stoïcienne telle que la vôtre. Est-ce pour vous, pour votre propre satisfaction que vous allez ? Est-ce pour vous dire à vous-même pendant le petit moment qui vous restera : J’ai exécuté une grande chose ? Si vous n’aviez pas la conscience de votre capacité, vous n’iriez pas ; elle doit vous suffire, si vous l’avez, et, votre ouvrage achevé, vous n’en présumerez pas davantage de vous. Seriez-vous mécontent de l’opinion de vos concitoyens ? Pensez-vous qu’ils vous aient mal apprécié, et voulez-vous leur apprendre à vous estimer votre prix ? Vous le pouviez sans sortir de chez vous, sans quitter ce berceau sous lequel nous ne prendrons plus le frais, nous ne nous entretiendrons plus, nous ne nous épancherons plus, nous ne passerons plus ces heures d’intimité si douces.

Aiguisez votre crayon, prenez votre ébauchoir et mon-