Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/202

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vérité et de la variété dans le choix des actions ; de l’entente dans la manière de les distribuer et de les lier ; du goût dans les

    « Ce qui est bon et louable de soi, dit-il encore, ne l’est pas à cause des louanges publiques, mais à cause qu’il est effectivement tel ; en sorte que quand les hommes n’en connaîtraient rien ou n’en diraient rien, il n’en serait pas moins louable et estimable par sa beauté propre.

    « Ce Cicéron-là n’est pas fort ; il en faudrait des Tusculanes, de la première surtout. Écoutez donc. Après avoir supposé que l’âme est mortelle, il dit : Le sage n’en travaille pas moins pour l’éternité, et le motif qui l’anime, ce n’est pas la gloire, car il sait qu’après sa mort elle ne le touchera point ; mais c’est la vertu, dont la gloire est toujours une suite nécessaire, sans que l’on y ait même pensé. Etiam tu id non agas consequatur*. Voilà, mon brave, du Cicéron incommode ; il est furieusement pour votre adversaire ; ne devriez-vous pas lui répondre ?

    « Aristide oubliait sa propre gloire ; sa règle unique était la justice.

    « Q. Fabius refusa le triomphe, et ce n’était pas pour qu’on en parlât.

    « Caton d’Utique n’a jamais eu d’autres motifs de ses actions que son devoir. Ce Grec et ces deux Romains étaient-ils de petits hommes?

    « Et notre cher Horace que vous me décochez avec tant de plaisir ; oubliez-vous le Quem cepit vitrea fama** ? Voilà ces instants lucides, ces instants rares, que l’homme le plus emporté, que vous-même avez eus, ou que vous aurez sans doute, l’amour de la louange est une bouffissure, une tumeur. La renommée a la fragilité du verre. Cette dernière sentence est dans la bouche d’un interlocuteur. Oui, mais le poëte ne lui fait dire que des choses du plus grand sens.

    « Quand Horace écrivait l’épître prima dicte mihi***, la fièvre du jeune homme était cessée ; la tumeur de l’exegi monumentum était dissipée ; Horace avait la santé de l’âge mûr ; il était homme fait. Cette épître sent furieusement son Falconet, aussi ne la lui citez-vous pas plus que la satire sic raro scribis****.

    « Enfin, mon ami, si ce qui est beau l’est pour lui-même, si la louange n’ajoute rien à sa beauté, il est indifférent à un homme d’être loué ; mais non pas de faire des choses louables. Ajoutez l’inconstance de l’esprit humain, et dites-moi s’il est juste de souhaiter que tous les hommes disent et pensent toujours du bien de nous ? Ils ne peuvent être d’accord un seul instant avec eux-mêmes.

    « Eh bien ! voilà aussi des autorités. Peut-être y en a-t-il moins contre la gloire, la future surtout, qu’il ne s’en trouve en sa faveur ; n’en soyons pas surpris. La supériorité d’un système qui fait faire des choses grandes et difficiles, qui ferait même donner sa vie sans aucun intérêt personnel, le rend bien autrement rare que le vôtre.

    « Presque tous les hommes ont prévariqué, mais sunt septem millia vivorum qui non curvaverunt genua ante Baal*****. « Mon cher Diderot, je n’y puis plus tenir, je veux ici rire de tout mon cœur. Votre sérieux et le mien à citer Cicéron est quelque chose de trop plaisant : Cicéron l’académicien, le défenseur de toutes les opinions, le prédicateur du pour et du contre ; Cicéron qui nous dit tout net : Qui requierunt quid de quaque re ipsi sentiamus, curiosius id faciunt quam necesse est******; Cicéron qui voulait toutes les gloires, même celle d’écrire contre la gloire ; Cicéron. en un mot, que je n’ai traité nulle part de coquin. Puisque nous sommes de si bons charlatans, ayons au moins la franchise honnête d’en rire avant les autres.

    « Allons plus loin, avouons que ce qui peut s’appeler vraiment un nez de cire, ce sont les autorités. De tirer chacun à soi l’auteur qui nous est propre, ce ne serait rien ; le bon de l’affaire, c’est, en nous disputant, de trouver tous deux notre compte dans le même écrivain et de le faire disputer avec lui-même, en sorte que s’il s’éveillait, il puisse dire : Cervello mio dove ?

    « Je ne sais, quoi qu’il en soit, si vous trouverez votre compte dans celui-ci : c’est le commentateur d’Épictète. Qui ? ce bâton d’un philosophe capucin ; je n’en ai que faire, direz-vous. Je le crois bien. Vous n’aurez avec lui d’autre appui que le vrai, le juste, le grand, le sublime ; il ne nous faut pas pour si peu. Aussi n’est-ce que pour moi que je transcris Simplicius ; c’est pour me bien dire : Courage, Falconet, les hommes les plus vertueux et les plus sages ont été de ton avis.

    « L’amour de la gloire est une passion si adhérente à l’âme, si fort enracinée, qui jette des filets si imperceptibles, que lors même que nous croyons renoncer à la gloire, nous prétendons à celle d’y renoncer (ceci me regarde-t-il ; tant pis pour moi). Nous ne nous apercevons pas qu’il est honteux de vouloir acquérir la gloire par le bien que nous faisons. Aveugles que nous sommes, nous ne voyons pas qu’elle souille le bien et l’empêche d’être ce qu’il est, et ce qu’il serait, si nous ne l’embrassions que pour lui-même.

    « C’est donc la gloire et non la vertu qui est le but de tout ce que nous faisons ; nous ne sommes justes que par vanité. Il semble pourtant que l’amour de la gloire est utile à ceux en qui elle étouffe d’autres vices, en qui elle surmonte d’autres passions violentes et dangereuses : elle fait souvent entreprendre des travaux au-dessus des plus cruels supplices; mais l’amour de la gloire, dans l’exacte vérité, ne nous délivre nullement des autres vices et des autres passions : mais l’esprit et l’imagination restent corrompus. Qu’en arrive-t-il ? Cette passion, loin de calmer les autres, devient elle-même plus violente par la contrainte qu’elle leur impose.

    « La gloire est utile à un jeune homme qui entre dans le monde, pour réprimer les mouvements de la jeunesse ; mais si elle continue avec l’âge, c’est un grand malheur pour lui ; sa perte est assurée. L’âme ainsi béante après la vanité ne peut plus se renfermer en elle-même, et n’embrasse jamais aucun bien parce qu’il est bien, mais toujours pour la réputation qu’il produit. C’est alors une inconséquence visible : on méprise le commun des hommes, et c’est du jugement de ces mêmes hommes qu’on fait dépendre son bonheur ; c’est à leur opinion qu’on est si fort attaché*******.

    « Dans le discours détestable que La Mettrie a joint au Traité de la vie heureuse de Sénèque, je trouve le système du désintéressement exprimé avec tant de hardiesse, que je ne puis m’empêcher de vous le transcrire. Je suis loin d’adopter toutes les idées de cet écrivain, mais j’aurais eu du plaisir à vous dire, en propre original : « Si le mépris de la vanité en marque l’excès; si c’est un raffinement de l’amour-propre, c’est dans cette étrange et belle vanité que je place la perfection de la vertu, et la plus noble cause de l’héroïsme. S’il est délicat de se juger soi-même, à cause des pièges que nous tend l’amour-propre, il n’est pas moins beau d’être forcé de s’estimer, lors même qu’on est méprisé par les autres. C’est par soi, plutôt que par autrui, que doit venir le bonheur. Il est grand d’avoir à son service la Déesse aux cent bouches, de les réduire au silence, de leur défendre de s’ouvrir, d’en dédaigner l’encens, et d’être à soi-même sa renommée. Qui serait sûr qu’il vaut lui seul toute sa ville pourrait s’estimer et se respecter autant qu’il pourrait l’être par toute cette ville et ne perdrait rien à tant d’applaudissements méprisés. Qu’ont au reste de si flatteur la plupart des louanges, pour les briguer tant ? Ceux qui les prodiguent sont si peu dignes de les donner, que souvent elles ne méritent pas la peine d"être entendues. Un homme d’un mérite supérieur n’est obligé de les écouter que comme un grand roi lit de mauvais vers qu’on fait à son éloge********. » C’est ici, ou nulle autre part, qu’il faut dire : aurum ex Ennii stercore colligere.

    « Quoi qu’il en soit, il soutient qu’on peut être grand sans intérêt. Mais c’est peut-être la fièvre chaude qui lui sert d’Apollon. Écoutez donc celui-ci********* : « Le moule est-il cassé de ceux qui aiment la vertu pour elle-même, un Confucius, un Pythagore, un Thalès, un Socrate ?… » Les grands hommes ont été les enthousiastes du bien moral. La sagesse étant leur passion dominante, ils étaient sages comme Alexandre était guerrier, comme Homère était poëte et Apelles peintre, par une force et d’une nature supérieure.

    « Rayez au moins ces trois hommes du nombre de ces âmes antiques que vous trouvez pleines de l’enthousiasme de la postérité à proportion qu’elles sont héroïques, ou démontez Voltaire.

    « Je ne sais de quelle autorité seront pour vous quelques lignes de l’Essai sur le Mérite et la Vertu, ouvrage de Diderot… Elles disent « que si les charmes de la vertu et de l’honnêteté ne sont pas les objets de notre affection, notre caractère n’est point vertueux par principes… et que nous n’avons point acquis cet amour désintéressé de la vertu qui seul peut donner tout le prix à nos actions. » Voilà encore de belles lignes qu’il ne tient qu’à vous de démentir aussi.

    « Vous voyez des hommes du premier mérite qui ont senti que d’autres hommes faisaient de grandes choses sans l’échafaudage de la postérité. De ces trois modernes, les deux derniers iront certainement à toute postérité, sans qu’ils daignent s’agenouiller devant elle, comme vous venez de voir, sans même lui faire un petit compliment. Ils s’en garderaient bien ; ils prêchent la vertu désintéressée.

    « Enfin, mon ami, cette vertu, ces talents, cette force d’une âme honnête, je les ai balbutiés de mon mieux. Vous m’avez contredit de tout votre cœur ; mais je ne m’en plains pas, puisque vous vous servez contre vous-même des flèches que vous me décochez si bien. Nous achetons quelquefois le droit de contredire les autres par celui de nous contredire nous-mêmes. Adieu, Diderot, mon bon ami. »

    *. Cic, Tuscul. quæst., lib. I, 38.
    **. Horat., lib. II, sat. iii.
    ***. Lib. I, epist. i.
    ****. Lib. II, sat iii.
    *****. Bibl. sac, Reg., cap xix, v. 18.
    ******. Cic, de Nat. deor., lib. I, cap. v.
    *******. J’ai pris la liberté, sans en altérer le sens, d’abréger un peu le français de M. Dacier et d’y changer quelques mots. (Note de Falconet). Voyez le Manuel d’Épictète et les Commentaires de Simplicius, traduits en français par André Dacier. Paris, 1715. 2 vol. in-12.
    ********. Œuvres philosophiques de M. de La Mettrie, Discours sur le bonheur, t. II, p. 124. Amsterdam, 1774, 3 vol. in-12.
    *********. Voltaire, Dict. phil., art. Socrate.