Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/218

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vous lui avez donnés ? Vous l’avez saisie ; c’est fort bien fait, mais Dieu veuille que cela vous réussiss[1].

Vous avez beaucoup d’esprit, mon ami, oh ! beaucoup ; pour de la logique, si nature vous en avait départi à égale mesure, il n’y aurait plus qu’à vous écouter et vous retenir par cœur. Au lieu de me mener sous les charniers des Innocents, il me fallait conduire à votre Académie, et de là à l’Académie française avec le sujet du récit de Voltaire à la main, et proposer à nos peintres de le mettre en tableau, et à nos littérateurs de le mettre en poésie, et vous auriez vu, à mérite égal d’ailleurs, combien la tâche eût été plus difficile pour mes confrères que pour les vôtres[2].

Vous voulez donc que nous laissions là Polygnote ; il est généreux à vous de me le proposer ; car vous êtes bien le plus fort et vous vous battez sur votre palier. J’accepte la trêve de bon cœur, surtout après la franchise que vous avez de convenir qu’il n’y a guère de mauvaises compositions que mon imagination n’embellît, guère de bonne que votre critique ne dégradât. Eh bien ! tout est dit, tendez-moi la main, embrassons-nous, donnez-moi une bride et recevez de moi une paire d’éperons[3].

  1. « Une scène tranquille ; où d’un côté l’on arrache les enfants d’entre les bras des mères, où l’on arrache impitoyablement de l’autre les femmes pour les violer, où l’on égorge, etc. Dieu vous préserve, vous et les vôtres, de pareille tranquillité ! Vous croyez donc qu’en rapportant ce tableau, j’ai voulu dorer les bords de la coupe ? En conscience, je n’y ai pas songé, j’ai cherché dans différents pëètes : ce morceau m’a piqué davantage, et je l’ai pris. Je n’ai pas les mêmes craintes que vous. Si Voltaire se fâche, je dirai : Jupiter a tort, il prend son tonnerre. Si, au contraire, il reçoit mes observations en homme honnête et supérieur, Diderot aura mal connu Voltaire. Ailleurs, je me suis prescrit mon devoir, si j’ai tort. »
  2. « Je viens de vous dire plus haut que vous ne m’avez pas entendu, et que vous avez dérangé la question. C’est de l’exécution seule dont il s’agit. Encore un coup, est-il aussi aisé de peindre ou de modeler le Tout-Puissant, que d’écrire le Tout-Puissant ? C’était là ma question. »
  3. « Entendons-nous, s’il vous plaît, avant de nous donner la main. Je ne suis jamais convenu que ma critique sache dégrader les meilleures compositions. Si je me soupçonnais cet affreux talent, je ferais encore quelques pas, j’irais l’éteindre à jamais dans le fond de la Sibérie, et vous n’auriez pas perdu un ami : c’est un monstre qu’il y aurait de moins sur la terre. Mais retenez bien, je vous prie, que mon respect pour les beaux ouvrages de l’antiquité n’est point équivoque. Quant aux faibles productions de ces temps-là, peu m’importe leur date.

    « Les tableaux du pont Notre-Dame ne seraient pas meilleurs dans deux ou trois mille ans, s’ils y allaient. Le temps, le pays, la main sont donc indifférents, quand l’ouvrage est beau ; la même chose, s’il est mauvais. Si l’artiste n’était que connaisseur ou antiquaire, ou simplement amateur, il aurait d’autres principes, ou n’en aurait aucun ; mais il est faiseur, cela est bien différent.

    « Eh ! mon ami, quand nous avons commencé la dispute sur Polygnote, si j’avais su que dans l’Encyclopédie on imprimait que j’ai raison, nous nous serions épargné, vous des conjectures éloquentes, que j’aime pourtant ; moi des calculs qui vous déplaisent. Je vous ai soutenu que Polygnote n’était encore qu’à l’enfance de la peinture, vers la huitième olympiade. Je trouve dans le dictionnaire, article Peinture, pages 254 et 271, qu’Apollodore d’Athènes fut le premier qui représenta la-belle nature; qu’il fut auteur de la peinture proprement dite ; en un mot, qu’il donna naissance au beau siècle de la peinture ; et cela dans la quatre-vingt-treizième olympiade, plus de soixante ans après Polygnote. Ce n’est pas moi, comme vous voyez, qu’il fallait démentir. Mais le chevalier de Jaucourt vous l’eût mieux rendu que moi, c’est-à-dire s’il eût voulu ; car il a fait de Polygnote (page 263) un peintre presque parfait, ce qui n’empêche pas qu’avant Apollodore, aucun tableau ne mérita, dit-il (page 250), d’être regardé, ou de fixer la vue. Voyez ce que Pline dit : Neque ante eum tabula ullius ostenditur, quæ teneat oculos*. Et ce qu’on lui fait dire quand on n’apporte, en le lisant, que la confiance due à un historien ; et très-assurément, comme M. le chevalier de Jaucourt a beaucoup d’esprit et de littérature, et tout autant de philosophie, il voudra bien me pardonner cette petite observation sur l’histoire de mon métier.

    « Les littérateurs qui consacreraient une partie raisonnable de leur vie à l’étude d’une science ou d’un art, autant que cela se peut sans l’exercer, en écriraient mieux, et ce qu’ils en diraient serait profitable. A moins de cela, leurs écrits perpétueront des erreurs et n’instruiront pas. Si un Pline, si un Voltaire, avaient connu la peinture et la sculpture, les peintres et les sculpteurs seraient fous de ce qu’ils en auraient écrit. Je vous avais bien dit que les erreurs d’un homme du premier mérite étaient contagieuses. Ce qu’a dit Voltaire des peintres et des académies de peinture est copié dans l’Encyclopédie. »

    *Lib. LIII, 6-9.