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teur que ses confrères ont quelquefois consulté sur l’emploi de leurs talents. Si je leur proposais quelque grande entreprise, ils ne me répondraient pas : « Qui est-ce qui me lira ? Qui est-ce qui m’achètera ? » mais : « Quand mon livre sera fait, où est le libraire qui s’en chargera ? » La plupart de ces gens-là n’ont pas le sou, et ce qu’il leur faut à présent, c’est une méchante brochure qui leur donne bien vite de l’argent et du pain. En effet, je pourrais vous citer vingt grands et bons ouvrages dont les auteurs sont morts avant que d’avoir pu trouver un commerçant qui s’en chargeât, même à vil prix.

Je vous disais tout à l’heure que l’imprimeur habile se déterminait communément à baisser son livre de prix ; mais il s’en trouva d’opiniâtres qui prirent le parti contraire au hasard de périr de misère. Il est sûr qu’ils faisaient la fortune du contrefacteur à qui ils envoyaient le grand nombre des acheteurs ; mais qu’en arrivait-il à ceux-ci ? C’est qu’ils ne tardaient pas à se dégoûter d’une édition méprisable, qu’ils finissaient par se pourvoir deux fois du même livre, que le savant qu’on se proposait de favoriser était vraiment lésé, et que les héritiers de l’imprimeur habile recueillaient quelquefois après la mort de leur aïeul une petite portion du fruit de ses travaux.

Je vous prie, monsieur, si vous connaissez quelque littérateur d’un certain âge, de lui demander combien de fois il a renouvelé sa bibliothèque et pour quelle raison. On cède à sa curiosité et à son indigence dans le premier moment, mais c’est toujours le bon goût qui prédomine et qui chasse du rayon la mauvaise édition pour faire place à la bonne. Quoi qu’il en soit, tous ces imprimeurs célèbres dont nous recherchons à présent les éditions, qui nous étonnent par leurs travaux et dont la mémoire nous est chère, sont morts pauvres, et ils étaient sur le point d’abandonner leurs caractères et leurs presses, lorsque la justice du magistrat et la libéralité du souverain vinrent à leur secours.

Placés entre le goût qu’ils avaient pour la science et pour leur art, et la crainte d’être ruinés par d’avides concurrents, que firent ces habiles et malheureux imprimeurs ? Parmi les manuscrits qui restaient, ils en choisirent quelques-uns dont l’impression pût réussir ; ils en préparèrent l’édition en silence ; ils l’exécutèrent, et, pour parer autant qu’ils pouvaient à la