Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/242

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trop vrai que c’est moi qu’on veut et non mon ouvrage. Cependant, mon ami, mon ouvrage vaudrait bien mieux que moi, et vous en allez juger. Donnez, je vous en prie, quelque attention à ce qui suit.

Vous ne doutez pas que, quels que soient les progrès d’une nation dans les sciences et dans les arts, il faut qu’elle reste ignorante et presque barbare tant que sa langue est imparfaite.

Que les fausses acceptions des mots ont été, sont, seront à jamais la source féconde de nos erreurs et de nos disputes.

Qu’il n’est permis de fixer et de circonscrire les acceptions des mots que quand les choses ont été mûrement et profondément discutées.

Que la nation française en est venue à ce point d’instruction en tout genre, qu’elle touche au vrai moment d’exécuter avec succès son vocabulaire.

Que cet ouvrage lui manque ainsi qu’à toutes les autres nations de l’Europe, quoiqu’une Académie nombreuse s’en soit occupée ici depuis environ cent trente ans.

Que les travaux de cette Académie ont été jusqu’à présent infructueux, parce que ce corps, mêlé de bonnes et de mauvaises têtes, salarié par le gouvernement, et son esclave par intérêt, est retenu par une infinité de petites considérations incompatibles avec la vérité.

Qu’il n’est permis qu’à un homme libre, instruit et courageux de dire : « Tout ce qui est entré dans l’entendement y étant entré par la sensation, tout ce qui s’échappe de l’entendement doit donc retrouver un objet sensible auquel il puisse se rattacher », et d’appliquer cette règle à toutes les notions et à tous les mots, traitant de notions chimériques toutes celles qui ne pourront supporter cet essai ; de mots vides de sens, tous ceux qui ne se résoudront pas en dernière analyse à quelque image sensible.

Qu’un pareil ouvrage produirait deux grands effets à la fois, l’un de transmettre d’un peuple chez un autre le résultat de toutes ses connaissances acquises pendant une suite de plusieurs siècles, l’autre d’enrichir la langue pauvre du peuple non policé de toutes les expressions et conséquemment de toutes les notions exactes et précises, soit dans les sciences, soit dans les arts