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XXXIII


Saint-Pétersbourg, 6 décembre 1773.


Hé ! mon ami, laissons là ce cheval de Marc-Aurèle. Qu’il soit beau, qu’il soit laid, qu’est-ce que cela me fait ? Je n’en connais point le sculpteur ; je ne prends aucun intérêt à son ouvrage : mais parlons du vôtre. Si vous connaissez bien mon amitié pour vous, vous sentirez tout le souci avec lequel j’ai mis le pied dans votre atelier. Mais j’ai vu, j’ai bien vu, et je renonce à prononcer jamais d’aucun morceau de sculpture, si vous n’avez pas fait un sublime monument, et si l’exécution ne répond pas de tout point à la noblesse et à la grandeur de la pensée. Je vous ai dit dans la chaleur du premier moment, et je vous répète de sang-froid, que ce Bouchardon, au nom duquel vous avez la modestie de vous incliner, était entré dans un manège où il avait vu des chevaux, de beaux chevaux, qu’il avait profondément étudiés et supérieurement rendus ; mais qu’il n’était jamais entré dans les écuries de Diomède ou d’Achille, et qu’il n’en avait pas vu les coursiers. C’est vous, mon ami, qui les avez retracés à mon imagination tels que le vieux poëte me les avait montrés.

La vérité de la nature est restée dans toute sa pureté ; mais votre génie a su fondre avec elle le prestige de la poésie qui agrandit et qui étonne. Votre cheval n’est point la copie du plus beau cheval existant, non plus que l’Apollon du Belvédère n’est la copie rigoureuse du plus bel homme : ce sont, l’un et l’autre, des ouvrages du créateur et de l’artiste. Il est colossal, mais il est léger ; il a de la vigueur et de la grâce ; sa tête est pleine d’esprit et de vie. Autant que j’en puis juger, il est très-savant : mais les détails de l’étude, quoiqu’ils y soient, ne nuisent point à l’effet de l’ensemble ; tout est largement fait. On ne sent ni la peine ni le travail en aucun endroit ; on croirait que c’est l’ouvrage d’un jour, Permettez que je vous dise une chose dure. Je vous savais un très-habile homme ; mais je veux mourir, si je vous croyais rien de pareil dans la tête. Comment