Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/350

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de La Fontaine, un Pétrone, s’il vous plaît. — Monsieur, les voilà ; ne vous faut-il point d’autres livres ? — Pardonnez-moi, mademoiselle, mais… — Dites toujours. — La Religieuse en chemise. — Fi donc ! monsieur, est-ce qu’on a, est-ce qu’on lit ces vilenies-là ? — Ah ! ah ! ce sont des vilenies, mademoiselle, moi, je n’en savais rien… » Et puis un autre jour, quand je repassais, elle souriait et moi aussi. « Il avait soupiré un moment pour une danseuse de l’Opéra, la Lionnais, qui le guérit à son propre insu d’un amour naissant, en effaçant avec de la craie les taches de ses bas. » Chaque tache enlevée, disait plus tard Diderot à sa fille, diminuait ma passion et à la fin de sa toilette, mon cœur fut aussi net que sa chaussure. « On connaît par Mme de Vandeul le doux et honnête roman des amours de son père et de sa mère. Cette union, si difficilement obtenue, fut troublée, au bout de dix-huit mois, par la liaison que Diderot contracta avec Mme de Puisieux, lors du premier voyage de sa femme à Langres. Mme de Puisieux lui fit vraisemblablement revoir ses livres et, pour prix de ceux qu’il écrivit afin de subvenir à ses dépenses, le trompa pendant sa captivité de Vincennes ; mais sans elle nous n’aurions peut-être pas eu les Pensées philosophiques et l’Interprétation de la nature qui font pardonner l’ennui de l’Essai sur le mérite et la vertu et la licence des Bijoux indiscrets.

Mme Diderot perdit sa mère. « L’éloignement de son mari redoubla la douleur de cette perte, son caractère devint triste, son humeur moins douce. Elle n’a point cessé de remplir ses devoirs de mère et d’épouse avec un courage et une constance dont peu de femmes eussent été capables ». C’était bien toujours la ménagère active et dévouée qui, dans les rudes années où Diderot n’était encore qu’un traducteur d’anglais, dînait d’un morceau de pain pour qu’avec les six sous qu’elle lui donnait son mari allât prendre sa tasse au café de la Régence et voir jouer aux échecs[1]. Seulement, avec la jeunesse s’envolait le charme dont elle pare même un caractère rebelle et un esprit borné. Ce qui avait séduit Diderot, malade, sans ressources, sans foyer, c’étaient les tasses de bouillon, les reprises à sa redingote de peluche grise et à ses bas de laine noire, les mille soins où une femme excelle et qu’elle pare d’un sourire ; ce qui devait faire le chagrin de sa vie, c’était l’ignorance de cette même femme, le souci de l’argent qu’elle manifestait à tout propos, les perquisitions auxquelles elle se livrait

  1. Ce détail si touchant a fourni à M. Jules Levallois un rapprochement injurieux entre le philosophe et un personnage d’un roman célèbre de M. Alph. Daudet, le comédien Delobel, qui vit aux dépens de sa femme et de sa fille. M. Levallois n’a pas voulu voir que ces six sous, c’est Diderot qui les gagnait.