Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/365

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il est mal placé. Oh ! combien il fut regretté, cet ami ! que ce fut un intervalle bien doux que celui où nos âmes s’ouvrirent, et nous nous mîmes à peindre et à louer nos amis absents ! Quelle chaleur d’expressions, de sentiment et d’idées ! quel enthousiasme ! que nous étions heureux d’en parler ! qu’ils l’auraient été de nous entendre ! Ô mon Grimm ! qui est-ce qui vous rendra mes discours ?

Notre dîner fut long et ne dura pas. Nous parcourûmes les hauts. J’observai que de toutes les eaux, il n’y en avait point d’aussi belles que celles qui tombent sans cesse ou qui coulent, et qu’on n’en avait pratiqué nulle part. Nous nous entretînmes d’art, de poésie, de philosophie et d’amour ; de la grandeur et de la vanité de nos entreprises ; du sentiment et du ver de l’immortalité ; des hommes, des dieux et des rois ; de l’espace et du temps ; de la mort et de la vie ; c’était un concert au milieu duquel le mot dissonant de notre Baron se faisait toujours distinguer.

Le vent qui s’élevait et la soirée qui commençait à devenir froide nous rapprochèrent de notre voiture. Le baron de Gleichen a beaucoup voyagé ; ce fut lui qui fit les frais de retour. Il nous parla des Inquisiteurs d’État de Venise, qui marchent toujours entre le confesseur et le bourreau ; de la barbarie de la cour de Sicile, qui avait abandonné un char de triomphe antique, avec ses bas-reliefs et ses chevaux, à des moines qui les ont fondus pour en faire des cloches : cela fut amené par la destruction d’une cascade de Marly dont les marbres revêtent à présent les chapelles de Saint-Sulpice. Je dis peu de choses. J’écoutais ou je rêvais. Nous descendîmes, entre huit et neuf, à la porte de notre ami. Je me reposai là jusqu’à dix. J’ai dormi de lassitude et de peine ; oui, mon amie, et de peine. J’augure mal de l’avenir. Votre mère a l’âme scellée des sept sceaux de l’Apocalypse. Sur son front est mis : Mystère.

Je vis à Marly deux sphinx, et je me la rappelai. Elle vous a promis, elle s’est promis à elle-même, plus qu’il n’est en elle de tenir ; mais je m’en console, et je vis sur la certitude que rien ne séparera nos deux âmes. Cela s’est dit, écrit, juré si souvent ! que cela soit vrai du moins une fois. Sophie, ce ne sera pas de ma faute.