Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/439

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour les hommes d’une piété un peu solide, comme de tourner le dos au soleil pour pisser, parmi les musulmans, ou de porter un scapulaire, parmi nous, parce qu’il faisait un culte pour la multitude. Il prêcha le dogme de la fatalité qui inspire l’audace et le mépris de la mort ; le péril étant aux yeux du fataliste le même pour celui qui manie le fer sur un champ de bataille et pour celui qui repose dans un lit ; l’instant de périr étant irrévocable, et toute prudence humaine étant vaine devant l’Éternel qui a enchaîné toutes choses d’un lien que sa volonté même ne peut ni resserrer ni relâcher.

Jugez si mes occupations sont ingrates par cette lettre, et par ce morceau du poëte Sadi que je vais vous traduire ; il vous fera plaisir, parce qu’il m’en a fait, parce qu’il est beau, parce qu’il est plein de sentiment, de pathétique et de délicatesse[1].

Les Sarrasins ont des maximes d’une énergie et d’une délicatesse peu communes. Aucune nation n’est aussi riche en proverbes ; leurs fables sont d’une simplicité qui me charme.

Voilà, mon amie, ceux avec qui je converse depuis quelques jours. Auparavant c’était avec les Phéniciens ; auparavant avec les habitants du Malabar ; auparavant avec les Indiens.

J’ai vu toute la sagesse des nations, et j’ai pensé qu’elle ne valait pas la douce folie que m’inspirait mon amie. J’ai entendu leurs discours sublimes, et j’ai pensé qu’une parole de la bouche de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu’ils ne me donnaient pas. Ils me peignaient la vertu, et leurs images m’échauffaient ; mais j’aurais encore mieux aimé voir mon amie, la regarder en silence, et verser une larme que sa main aurait essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie. Ils cherchaient à me décrier la volupté et son ivresse, parce qu’elle est passagère et trompeuse ; et je brûlais de la trouver entre les bras de mon amie, parce qu’elle s’y renouvelle quand il lui plaît, et que son cœur est droit, et que ses caresses sont vraies. Ils me disaient : Tu vieilliras ; et je répondais en moi-même : Ses ans passeront avec les miens. Vous mourrez tous deux ; et j’ajoutais : Si mon amie meure avant moi, je la pleurerai, et serai heureux la pleurant. Elle fait mon bonheur aujourd’hui ; demain elle fera

  1. Ici se trouvait le morceau intitulé : Le rosier du poëte Sadi, reproduit t. IV, page 483.