Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/45

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soit ou Pierre ou Jean qui nous vende le Corneille ? Au second, il ne souffre guère moins par les suites d’une concurrence limitée ou illimitée. Ceci n’est pas clair pour vous, et il faut l’éclaircir. C’est, monsieur, qu’en général une édition par concurrence est plus onéreuse qu’utile, ce qu’un seul exemple vous prouvera de reste.

Je prends le Dictionnaire de la Fable et je suppose qu’on en débite un mille par an et que le privilégié en fasse une édition de six mille, sur laquelle il y ait profit de moitié. Le libraire dira que ce profit est exagéré, il objectera les remises, les non-valeurs, la lenteur des rentrées ; mais laissons-le dire.

Si, tandis que l’ouvrage s’imprime à Paris, il se réimprime à Lyon, le temps de la vente de ces deux éditions sera de douze ans, et chaque libraire retirera à peine son argent au denier dix, le taux du commerce.

Si, dans cet intervalle, il se fait une troisième édition à Rouen, voilà la consommation de ces trois éditions renvoyée à dix-huit ans, et à vingt-quatre si l’ouvrage est encore réimprimé à Toulouse.

Supposez que les concurrents se multiplient à Bordeaux, à Orléans, à Dijon et dans vingt autres villes, et le Dictionnaire de la Fable, ouvrage profitable au propriétaire exclusif, tombe absolument en non-valeur et pour lui et pour les autres.

Mais, me direz-vous, je nie la possibilité de ces éditions et de ces concurrences multipliées ; elles se proportionneront toujours au besoin du public, au plus bas prix de la main-d’œuvre, au moindre profit du libraire, et par conséquent au plus grand avantage de l’acheteur, le seul que nous ayons à favoriser. Vous vous trompez, monsieur, elles se multiplieront à l’infini, car il n’y a rien qui puisse se faire à moins de frais qu’une mauvaise édition. Il y aura concurrence à qui fabriquera le plus mal, c’est un fait d’expérience. Les livres deviendront très communs, mais avant dix ans vous les aurez tous aussi misérables de caractères, de papier et de correction que la Bibliothèque bleue, moyen excellent pour ruiner en peu de temps trois ou quatre manufactures importantes. Et pourquoi Fournier fondrait-il les plus beaux caractères de l’Europe, si on ne les employait plus ? Et pourquoi nos habitants de Limoges travailleraient-ils à perfectionner leurs papiers si on n’achetait plus que