Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/50

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que des effets plus incertains que ceux de banque, on se contentera de garnir sa boutique ou son magasin de toutes les sortes originales ou contrefaites de la ville ou de la province, du royaume ou de l’étranger, et qu’on n’imprimera que comme on bâtit, à la dernière extrémité, convaincu qu’on sera que plus on aurait acheté de manuscrits, plus on aurait dépensé pour les autres, moins on aurait acquis pour soi, et moins on laisserait à ses enfants.

En effet, n’y aurait-il pas de l’extravagance à courir les premiers hasards ? Ne serait-il pas plus adroit de demeurer à l’affût des succès et d’en profiter, surtout avec la certitude que le téméraire ne risquera point une édition nombreuse, et qu’en partant après lui, on pourra faire encore un profit très honnête, sans s’être exposé à aucune perte ?

En certaines circonstances, il échappe au commerçant des propos qui décèlent particulièrement son esprit et que je retiens volontiers. Qu’on aille lui proposer un ouvrage de bonne main et de peu d’acheteurs, que dit-il ? « Oui, les avances seront fortes et les rentrées difficiles, mais c’est un bon livre de fonds ; avec deux ou trois effets tels que celui-là, on est sûr d’établir un enfant. » Eh ! ne lui ôtons pas sa propriété et la dot de sa fille.

Des fabricants sans fonds ne feront jamais bien valoir leurs fabriques, et des libraires sans privilèges seront des fabricants sans fonds. Je dis sans privilèges, parce que ce mot ne doit plus mal sonner à vos oreilles.

Si vous préférez une communauté où l’égale médiocrité de tous les membres rende une grande entreprise impossible à une communauté où la richesse soit inégalement distribuée, faites rentrer les effets sans distinction dans une masse commune, j’y consens ; mais attendez vous à ce premier inconvénient et à bien d’autres : plus de crédit entre eux, plus de remises pour la province, affluence d’éditions étrangères, jamais une bonne édition, fonderie en caractères mauvaise, chute des papeteries, et imprimerie réduite aux factums, aux brochures et à tous ces papiers volants qui éclosent et meurent dans le jour. Voyez si c’est là ce que vous voulez ; pour moi, je vous avoue, monsieur, que ce tableau de la librairie me plaît moins que celui que je vous ai fait de ce commerce dans les temps qui ont suivi le règlement de 1665. Ce qui m’afflige, c’est que le mal une fois fait, il sera sans remède.