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XLV


Au Grandval, le 15 octobre 1760.


Des pluies continuelles nous tiennent renfermés. Mme d’Holbach s’use la vue à broder ; Mme d’Aine digère étalée sur des oreillers ; le père Hoop, les yeux à moitié fermés, la tête fichée sur ses deux épaules, et les mains collées sur ses deux genoux, rêve, je crois, à la fin du monde. Le Baron lit, enveloppé dans une robe de chambre et renforcé dans un bonnet de nuit ; moi, je me promène en long et en large, machinalement. Je vais à la fenêtre voir le temps qu’il fait, et je crois que le ciel fond en eau, et je me désespère..... Est-il possible que j’aie déjà vécu près de quinze jours sans avoir entendu parler de vous ? Ne m’avez-vous point écrit ? ou Damilaville a-t-il oublié nos arrangements ? ou ce subalterne qui devait recevoir vos lettres à Charenton, me les apporter ici, et prendre les miennes, serait-il arrêté par les mauvais temps ? C’est cela. Quand il s’agit d’accuser les dieux ou les hommes, c’est aux dieux que je donne la préférence. Il y a près de deux lieues d’ici à Charenton ; les chemins sont impraticables ; et le ciel est si incertain qu’on ne peut s’éloigner pour une heure, sans risquer d’être noyé. Cependant je suis très-maussade ; c’est Mme d’Aine qui me le dit à l’oreille. Les sujets de conversation qui m’intéresseraient le plus, si j’avais l’âme satisfaite, ne me touchent presque pas. Le Baron a beau dire : « Allons donc, philosophe, réveillez-vous », je dors. Il ajoute inutilement : « Croyez-moi ; amusez-vous ici, et soyez sûr qu’on s’amuse bien ailleurs sans vous. » Je n’en crois rien. Comme il n’y a rien à tirer de moi, le voilà qui s’adresse au père Hoop. « Eh bien, vieille momie, que ruminez-vous là ? — Je rumine une idée bien creuse. — Et cette idée, c’est ? — C’est qu’il y a eu un moment où il n’a tenu à rien que l’Europe ne vît un jour le souverain pontificat et la royauté réunis dans la même personne et ne soit retombée à la longue sous le gouvernement sacerdo-