Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/96

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais le croirez-vous, mon ami ? ce n’est pas celui-ci, c’est le premier qui enivre. La sphère qui nous environne, et où l’on nous admire, la durée pendant laquelle nous existons et nous entendons la louange, le nombre de ceux qui nous adressent directement l’éloge que nous avons mérité d’eux, tout cela est trop petit pour la capacité de notre âme ambitieuse, peut-être ne nous trouvons-nous pas suffisamment récompensés de nos travaux par les génuflexions d’un monde actuel. À côté de ceux que nous voyons prosternés, nous agenouillons ceux qui ne sont pas encore. Il n’y a que cette foule d’adorateurs illimitée qui puisse satisfaire un esprit dont les élans sont toujours vers l’infini. Les prétentions, direz-vous, sont souvent au delà du mérite. D’accord, mais n’y voyez-vous pas un hommage merveilleux, vous me l’avez dit, et certainement vous êtes trop éclairés tous tant que vous êtes pour que l’avenir soit jamais assez osé pour penser autrement que vous ?

Vous voyez, mon ami, que je me moque de tout cela, que je me persifle moi et toutes les autres mauvaises têtes comme la mienne : eh bien, vous l’avouerai-je, en regardant au fond de mon cœur, j’y retrouve le sentiment dont je me moque, et mon oreille, plus vaine que philosophique, entend même en ce moment quelques sons imperceptibles du concert lointain.


O curas hominum ! O quantum est in rebus inane[1] !


Cela est vrai, mais réduisez le bonheur au petit sachet de la réalité, et puis dites-moi ce que ce sera. Puisqu’il y a cent peines d’opinions, dont il est presque impossible de se délivrer, permettez à ces pauvres fous de se faire, en dédommagement, cent plaisirs chimériques. Mon ami, ne souillons point sur ces fantômes, puisque notre souffle n’écarterait que ceux qui nous suivraient toujours, d’un peu plus près ou d’un peu plus loin.

Ô le joli moment ! comme la tête allait s’exalter, si j’avais le temps de la laisser faire ! Mais il faut que je vous quitte pour aller à des êtres qui ne vous valent pas, sans flatterie, et pour dire des choses dont la postérité ne s’entretiendra pas.

  1. Pers., Sat. I, i.