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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XX.djvu/48

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Relisez, et vous sentirez combien il y a peu de ressort au fond de cette âme. La déclamation d’un morceau, quel qu’il soit, est l’image et l’expression du génie qui l’a composé : il commande à ma voix, il dicte mes accents, il les affaiblit, il les enfle, il les ralentit, il les suspend, il les accélère. Jamais, dans le cours de cet éloge, on n’est tenté d’élever le ton, de l’abaisser, de se laisser emporter, de s’arrêter pour reprendre haleine ; jamais on n’est hors de soi, parce que l’orateur n’est jamais hors de lui. Oh ! pour l’art de le posséder, il le possède, et me le laisse au suprême degré. Aucune variété marquée dans le ton de celui qui déclame ce discours ; donc, aucune variété dans les sentiments, dans les pensées, dans les mouvements. Il n’en est pas ainsi de Démosthène, de Cicéron, de Bossuet, de Massillon, même de Fléchier, phrasier et périodiste comme M. de La Harpe, mais qui a des moments de chaleur que M. de La Harpe n’a pas et n’aura jamais.

Je n’effacerai point votre éloge, bonne amie, parce que j’aime à louer ; mais je me garderai bien d’être de votre avis. M. de La Harpe a du nombre dans le style, de la clarté, de la pureté dans l’expression, de la hardiesse dans les idées, de la gravité, du jugement, de la force, de la sagesse ; mais il n’est point éloquent et ne le sera jamais. C’est une tête froide ; il a des pensées, il a de l’oreille, mais point d’entrailles, point d’âme. Il coule, mais il ne bouillonne pas ; il n’arrache point sa rive, et n’entraîne avec lui ni les arbres, ni les hommes, ni leurs habitations. Il ne trouble, n’abat, ne renverse, ne confond point ; il me laisse aussi tranquille que lui ; je vais où il me mène ; comme dans un jour serein, lorsque le lit de la rivière est calme, j’arrive à Saint-Cloud en batelet ou par la galiote.

Qu’il s’instruise, qu’il serre son style, qu’il apprenne à le varier, qu’il écrive l’histoire ; mais qu’il ne monte jamais dans la tribune aux harangues. La femme de Marc-Antoine n’aurait point coupé la langue et les mains à celui-ci.

Son ton est partout celui de l’exorde ; il va toujours aussi compassé dans sa marche, également symétrisé dans ses idées, jamais ni plus froid ni plus chaud. Il ne réveille aucune passion, ni le mépris, ni la haine, ni l’indignation, ni la pitié ; et, s’il vous a touchée jusqu’aux larmes, c’est que vous avez l’âme sensible et tendre.