Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XX.djvu/56

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bouche à quiconque oserait contredire une telle assertion. Cependant, soit que je précipite le finale de cette lourde et insipide farce qu’on appelle la vie, soit que j’en attende patiemment la conclusion, mettez-moi toujours, madame, au nombre de vos plus dévoués serviteurs.

Je suis sur le point de quitter Pétersbourg. Si mes services à Paris peuvent être de la moindre utilité et si vous hésitez à en user, je pourrai ne considérer que comme une expression de vos lèvres l’estime dont vous m’honorez ; et, dans ce cas, j’en serai fâché pour l’un et l’autre. Mais figurez-vous dans quelle position je me trouve. Il y a un paresseux garçon de fils qui est venu de Paris à Pétersbourg et qui m’entraîne vers une femme qui me jettera dans le délire sitôt que je m’approcherai d’elle ; vers quelques pestes d’enfants qui me donneront fort à faire pour m’accommodera leurs folies ; vers des amis qui, dix contre un, m’imposeront un mois de peine pour un seul jour de plaisir ; vers des connaissances qui chanteront, riront, pousseront des cris de joie ; comme si ma présence, dont ils se sont merveilleusement bien passés, était essentielle à leur bonheur ; vers mes concitoyens, dont une moitié se couche accablée sous sa ruine et l’autre moitié au désespoir, jusqu’à ce qu’elle se lève pour contempler ce spectacle.

Pourquoi alors ne pas rester là où vous vous trouvez si bien pour le moment ? me direz-vous tout naturellement ; ou pourquoi ne pas venir à Moscou où je puis vous offrir le repos, vous offrir la société dans laquelle vous causeriez en pleine confiance et tout à l’aise, vous offrir aussi votre idole adorée le Sacro-Saint Far Niente, vous offrir enfin le bonheur tout façonné, tout taillé selon votre fantaisie ? Pourquoi, madame ? Parce que je suis un fou, et que votre sagesse, la mienne et la sagesse de tout le monde consiste à sentir que c’est folie que de chercher les circonstances, d’y rêver et d’en devenir encore la dupe.

Adieu, madame, il m’est si délicieux de me croire l’objet de votre amitié que j’ai résolu de conserver cette croyance. J’ai eu l’honneur de voir le comte votre frère, et je l’attends ; nous avons à parler ensemble d’une de vos commissions qui est bien digne qu’on y prenne garde. Elle sera exécutée ; vous pouvez en être certaine ; mais je ne puis dire si ce sera avec succès.