Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XX.djvu/67

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Le jour de mon départ, le matin, elle parut au milieu de sa cour avec une bague au doigt. Elle appela un de ses chambellans, et tirant cette bague de son doigt, elle dit à cet officier : « Tenez, prenez cette bague et portez-la de ma part à M. Diderot ; dites-lui que je l’ai portée. C’est une bagatelle comme il me l’a demandée, mais je suis sûre que cette bagatelle lui fera plaisir. » Cette bague était une pierre gravée, et cette pierre gravée était son portrait. Il faut que tu saches que quand je lui eus demandé la bagatelle à son usage, et nommé sa tasse et sa soucoupe, j’ajoutai : Ou une pierre gravée. Elle répliqua : « Je n’en avais qu’une belle, et je l’ai donnée au prince Orlow. » Je lui répondis : « Il n’y a qu’à la redemander. — Je ne redemande jamais ce que j’ai donné. — Quoi ! madame, vous avez de ces scrupules-là entre amis ? » Elle sourit. Tiens, ma femme, j’ai peine à te continuer cette conversation, car je sens que mon âme s’embarrasse. Cette femme-là est aussi bonne qu’elle est grande ; car il faut que tu saches que le prince Orlow a été son favori : au reste elle avait fait un excellent choix, car c’est un homme plein d’élévation et il n’y a que ses quatre frères qui le vaillent ; ce sont eux qui l’ont mise sur le trône.

Voilà, ma bonne, comment on cause avec l’impératrice de Russie, et cette conversation que je viens de te rendre ressemble aux soixante autres qui l’avaient précédée.

Cette belle voiture qu’elle avait ordonnée s’est rompue à Mittau, c’est-à-dire à environ deux cent trente lieues de Pétersbourg.

À présent, ma bonne, tu sais tout. Ne brûle pas cette lettre. Écoute, si je donne ma montre à mon conducteur, elle le saura ; et d’ailleurs elle me sert si peu, et j’ai pensé en faire présent à M. de Nariskin. À présent tu sais tout, qu’en penses-tu ? Crois-tu que Sa Majesté Impériale s’en tienne strictement aux articles de notre traité, et ne fasse plus rien pour moi ?

Avant de lui présenter cette supplique, où je mettais moi-même des bornes à sa bienfaisance, comme elle pouvait être mésinterprétée, et masquer une vue intéressée sous de beaux dehors, je la montrai à Grimm et à deux ou trois honnêtes gens, les suppliant instamment de m’en dire leur avis ; tous me dirent unanimement qu’elle était de la délicatesse la plus touchante, et qu’elle ne prêtait, par aucun côté, à une mauvaise interpré-