Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/35

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rains dussent se laisser éclairer à la fois sur un si grand nombre d’objets. On ne permet guere aux grands génies d’en savoir tant ; on veut bien apprendre quelque chose d’eux sur un sujet borné : mais on ne veut pas être obligé à réformer toutes ses idées sur les leurs. C’est en partie pour cette raison que les Ouvrages de Descartes ont essuyé en France après sa mort plus de persécution que leur Auteur n’en avoit souffert en Hollande pendant sa vie ; ce n’a été qu’avec beaucoup de peine que les écoles ont enfin osé admettre une Physique qu’elles s’imaginoient être contraire à celle de Moïse. Newton, il est vrai, a trouvé dans ses contemporains moins de contradiction, soit que les découvertes géométriques par lesquelles il s’annonça, & dont on ne pouvoit lui disputer ni la propriété, ni la réalité, eussent accoûtumé à l’admiration pour lui, & à lui rendre des hommages qui n’étoient ni trop subits, ni trop forcés ; soit que par sa supériorité il imposât silence à l’envie; soit enfin, ce qui paroît plus difficile à croire, qu’il eût affaire à une nation moins injuste que les autres. Il a eu l’avantage singulier de voir sa Philosophie généralement reçûe en Angleterre de son vivant, & d’avoir tous ses compatriotes pour partisans & pour admirateurs. Cependant il s’en falloit bien que le reste de l’Europe fit alors le même accueil à ses Ouvrages. Non seulement ils étoient inconnus en France, mais la Philosophie scholastique y dominoit encore, lorsque Newton avoit déjà renversé la Physique Cartésienne, & les tourbillons étoient détruits avant que nous songeassions à les adopter. Nous avons été aussi long-tems à les soûtenir qu’à les recevoir. Il ne faut qu’ouvrir nos Livres, pour voir avec surprise qu’il n’y a pas encore vingt ans qu’on a commencé en France à renoncer au Cartésianisme. Le premier qui ait osé parmi nous se déclarer ouvertement Newtonien, est l’auteur du Discours sur la figure des Astres, qui joint à des connoissances géométriques très-étendues, cet esprit philosophique avec lequel elles ne se trouvent pas toûjours, & ce talent d’écrire auquel on ne croira plus qu’elles nuisent, quand on aura lû ses Ouvrages. M. de Maupertuis a crû qu’on pouvoit être bon citoyen, sans adopter aveuglément la Physique de son pays ; & pour attaquer cette Physique, il a eu besoin d’un courage dont on doit lui savoir gré. En effet notre nation, singulierement avide de nouveautés dans les matieres de goût, est au contraire en matiere de Science très-attachée aux opinions anciennes. Deux dispositions si contraires en apparence ont leur principe dans plusieurs causes, & sur-tout dans cette ardeur de joüir, qui semble constituer notre caractere. Tout ce qui est du ressort du sentiment n’est pas fait pour être long-tems cherché, & cesse d’être agréable, dès qu’il ne se présente pas tout d’un coup : mais aussi l’ardeur avec laquelle nous nous y livrons s’épuise bientôt, & l’ame dégoûtée aussi-tôt que remplie, vole vers un nouvel objet qu’elle abandonnera de même. Au contraire, ce n’est qu’à force de méditation que l’esprit parvient à ce qu’il cherche : mais par cette raison il veut joüir aussi long-tems qu’il a cherché, sur-tout lorsqu’il ne s’agit que d’une Philosophie hypothétique & conjecturale, beaucoup moins pénible que des calculs & des combinaisons exactes. Les Physiciens attachés à leurs théories, avec le même zele & par les mêmes motifs que les artisans à leurs pratiques, ont sur ce point beaucoup plus de ressemblance avec le peuple qu’ils ne s’imaginent. Respectons toûjours Descartes ; mais abandonnons sans peine des opinions qu’il eût combattues lui-même un siecle plus tard. Sur-tout ne confondons point sa cause avec celle de ses sectateurs. Le génie qu’il a montré en cherchant dans la nuit la plus sombre une route nouvelle quoique trompeuse, n’étoit qu’à lui : ceux qui l’ont osé suivre les premiers dans les ténebres, ont au moins marqué du courage ; mais il n’y a plus de gloire à s’égarer sur ses traces depuis que la lumière est venue. Parmi le peu de Savans qui défendent encore sa doctrine, il eût desavoüé lui-même ceux qui n’y tiennent que par un attachement servile à ce qu’ils ont appris dans leur enfance, ou par je ne sais quel préjugé national, la honte de la Philosophie. Avec de tels motifs on peut être le dernier de ses partisans ; mais on n’auroit pas eu le mérite d’être son premier disciple, ou plûtôt on eût été son adversaire, lorsqu’il n’y avoit que de l’injustice à l’être. Pour avoir le droit d’admirer les erreurs d’un grand homme, il faut savoir les reconnoitre, quand le tems les a mises au grand jour. Aussi les jeunes gens qu’on regarde d’ordinaire comme d’assez mauvais juges, sont peut-être les meilleurs dans les matieres philosophiques & dans beaucoup d’autres, lorsqu’ils ne sont pas dépourvûs de lumiere ; parce que tout leur étant également nouveau, ils n’ont d’autre intérêt que celui de bien choisir.

Ce sont en effet les jeunes Géometres, tant de France que des pays étrangers, qui ont réglé le sort des deux Philosophies. L’ancienne est tellement proscrite, que ses plus zélés partisans n’osent plus même nommer ces tourbillons dont ils remplissoient autrefois leurs Ouvrages. Si le Newtonianisme venoit à être détruit de nos jours par quelque cause que ce pût être, injuste ou légitime, les sectateurs nombreux qu’il a maintenant joueroient sans doute alors le même rôle qu’ils ont fait joüer à d’autres. Telle est la nature des esprits : telles sont les suites de l’amour propre qui gouverne les Philosophes du moins autant que les autres hommes, & de la contradiction que doivent éprouver toutes les découvertes, ou même ce qui en a l’apparence.