suivant le degré de perfection qui lui convient. Et comme cette substance passoit pour indivisible, quoiqu’elle fût divisée en trois parties, de même elle passoit pour immuable, quoiqu’elle se modifiât de différentes manieres. Mais ces modifications étant de peu de durée, on les comptoit pour rien, même on les regardoit comme non existantes, & cela par rapport au tout, qui seul existe véritablement. Ce qu’on doit observer avec soin : la substance joüit de l’être, & ses modifications esperent en joüir sans jamais pouvoir y arriver.
Le trop fameux Spinosa, en écrivant à Henri Oldenbourg Secrétaire de la Societé Royale de Londres, convient que c’est parmi les plus anciens Philosophes qu’il a puisé son système, qu’il n’y a qu’une substance dans l’univers. Mais il ajoûte qu’il a pris les choses d’un biais plus favorable, soit en proposant de nouvelles preuves, soit en leur donnant la forme observée par les Géometres. Quoi qu’il en soit, son système n’est point devenu plus probable, les contradictions n’y sont pas mieux sauvées. Les anciens confondoient quelquefois la matiere avec la substance unique, & ils disoient conséquemment que rien ne lui est essentiel que d’exister, & que si l’étendue convient à quelques-unes de ses parties, ce n’est que lorsqu’on les considere par abstraction. Mais le plus souvent ils bornoient l’idée de la matiere à ce qu’ils appelloient eux-mêmes l’empire sublunaire, la nature corporelle. Le corps, selon eux, est ce qu’on conçoit par rapport à lui seul, & en le détachant du tout dont il fait partie. Le tout ne s’apperçoit que par l’entendement, & le corps que par l’imagination aidée des sens. Ainsi les corps ne sont que des modifications qui peuvent exister ou non exister sans faire aucun tort à la substance ; ils caractérisent & déterminent la matiere ou la substance, à peu près comme les passions caractérisent & déterminent un homme indifférent à être mû ou à rester tranquille. En conséquence, la matiere n’est ni corporelle ni incorporelle ; sans doute, parce qu’il n’y a qu’une seule substance dans l’univers, corporelle en ce qui est corps, incorporelle en ce qui ne l’est point. Ils disoient aussi, selon Proclus de Lycie, que la matiere est animée ; mais que les corps ne le sont pas, quoiqu’ils aient un principe d’organisation, un je ne sai quoi de décisif qui les distingue l’un de l’autre ; que la matiere existe par elle-même, mais non les corps qui changent continuellement d’attitude & de situation. Donc on peut avancer beaucoup de choses des corps, qui ne conviennent point à la matiere ; par exemple, qu’ils sont déterminés par des figures, qu’ils se meuvent plus ou moins vîte, qu’ils se corrompent & se renouvellent, &c. au lieu que la matiere est une substance de tous points inaltérable. Aussi Pythagore & Platon conviennent-ils l’un & l’autre, que Dieu existoit avant qu’il y eût des corps, mais non avant qu’il y eût de la matiere, l’idée de la matiere ne demandant point l’existence actuelle du corps.
Mais pour percer ces ténebres, & pour se faire jour à travers, il faut demander à Spinosa ce qu’il entend par cette seule substance, qu’il a puisée chez les anciens. Car ou cette substance est réelle, existe dans la nature & hors de notre esprit, ou ce n’est qu’une substance idéale, métaphysique & abstraite. S’il s’en tient au premier sens, il avance la plus grande absurdité du monde. Car à qui persuadera-t-il que le corps A qui se meut vers l’orient, est la même substance numérique que le corps B qui se meut vers l’occident ? A qui fera-t-il croire que Pierre qui pense aux propriétés d’un triangle, est précisément le même que Paul qui médite sur le flux & reflux de la mer ? Quand on presse Spinosa pour savoir si l’esprit humain est la même chose que le corps, il répond que l’un & l’autre sont le même sujet, la même matiere
qui a différentes modifications, qu’elle est esprit en tant qu’on l’a considere comme pensante ; & qu’elle est corps en tant qu’on se la représente comme étendue & figurée. Mais je voudrois bien savoir ce qu’auroit dit Spinosa, à un homme assez ridicule pour affirmer qu’un cercle est un triangle, & qui auroit répondu à ceux qui lui auroient objecté la différence des définitions & des propriétés du cercle & du triangle, pour prouver que ces figures sont différentes, que c’est pourtant la même figure, mais diversement modifiée ; que quand on la considere comme une figure qui a tous les côtés de la circonférence également distans du centre, & que cette circonférence ne touche jamais une ligne droite ou un plan que par un point, on la nomme cercle ; mais que quand on la considere comme figure composée de trois angles & de trois côtés, alors on la nomme triangle ; cette réponse seroit semblable à celle de Spinosa. Cependant je suis persuadé que Spinosa se seroit moqué d’un tel homme, & qu’il lui auroit dit que ces deux figures ayant des définitions & des propriétés diverses, sont nécessairement différentes malgré sa distinction imaginaire & son frivole quatenus. Voyez l’article du Spinosisme. Ainsi, en attendant que les hommes soient faits d’une autre espece, & qu’ils raisonnent d’une autre maniere qu’ils ne font, & tant qu’on croira qu’un cercle n’est pas un triangle, qu’une pierre n’est pas un cheval, parce qu’ils ont des définitions, des propriétés diverses & des effets différens ; nous conclurrons par les mêmes raisons, & nous croirons que l’esprit humain n’est pas corps. Mais si par substance Spinosa entend une substance idéale métaphysique & arbitraire, il ne dit rien ; car ce qu’il dit ne signifie autre chose, sinon qu’il ne peut y avoir dans l’univers deux essences différentes qui aient une même essence ? Qui en doute ? C’est à la faveur d’une équivoque aussi grossiere qu’il soûtient qu’il n’y a qu’une seule substance dans l’univers. Vous ne vous imagineriez pas qu’il eût le front de soûtenir que la matiere est indivisible : il ne vous vient pas seulement dans l’esprit comment il pourroit s’y prendre pour soûtenir un tel paradoxe. Mais de la maniere dont il entend la substance, rien n’est plus aisé. Il prouve donc que la matiere est indivisible, parce qu’il considere métaphysiquement l’essence ou la définition qu’il en donne ; & parce que la définition ou l’essence de toutes choses, c’est d’être précisément ce qu’on est, sans pouvoir être ni augmenté ni diminué, ni divisé ; de-là il conclut que le corps est indivisible. Ce sophisme est semblable à celui-ci. L’essence d’un triangle consiste à être une figure composée de trois angles ; on ne peut ni en ajoûter ni en diminuer : donc le triangle est un corps ou une figure indivisible. Ainsi, comme l’essence du corps est d’être une substance étendue, il est certain que cette essence est indivisible. Si on ôte ou la substance, ou l’extension, on détruit nécessairement la nature du corps. A cet égard donc le corps est quelque chose d’indivisible. Mais Spinosa donne grossierement le change à ses Lecteurs, ce n’est pas de quoi il s’agit. On prétend que ce corps ou cette substance étendue, a des parties les unes hors des autres, quoi qu’à parler métaphysiquement, elles soient toutes de même nature. Or c’est du corps tel qu’il existe dans la nature, que je soûtiens contre Spinosa qu’il n’est pas capable de penser.
L’esprit de l’homme est de sa nature indivisible. Coupez le bras ou la jambe d’un homme, vous ne divisez ni ne diminuez son esprit, il demeure toûjours semblable à lui-même, & suffisant à toutes ses opérations comme il étoit auparavant. Or si l’ame de l’homme ne peut être divisée, il faut nécessairement que ce soit un point, ou que ce ne soit pas un corps. Ce seroit une extravagance de dire que l’esprit de