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arrangement de ressorts ? pourquoi tous ces organes semblables à ceux de nos sens ? pourquoi ces yeux, ces oreilles, ces narines, ce cerveau ? c’est, dites-vous, afin de régler les mouvemens de l’automate sur les impressions diverses des corps extérieurs : le but de tout cela, c’est la conservation même de la machine. Mais encore, je vous prie, à quoi bon dans l’univers des machines qui se conservent elles-mêmes ? Ce n’est point à nous, dites-vous, de pénétrer les vûes du Créateur, & d’assigner les fins qu’il se propose dans chacun de ses ouvrages. Mais s’il nous les découvre ces vûes par des indices assez parlans, n’est-il pas raisonnable de les reconnoître ? Quoi ! n’ai-je pas raison de dire que l’oreille est faite pour oüir & les yeux pour voir ; que les fruits qui naissent du sein de la terre sont destinés à nourrir l’homme ; que l’air est nécessaire à l’entretien de sa vie, puisque la circulation du sang ne se feroit point sans cela ? Nierez-vous que les différentes parties du corps animal soient faites par le Créateur pour l’usage que l’expérience indique ? Si vous le niez, vous donnez gain de cause aux athées.

Je vais plus avant : les organes de nos sens, qu’un art si sage, qu’une main si industrieuse a façonnés, ont-ils d’autres fins dans l’intention du Créateur, que les sensations mêmes qui s’excitent dans notre ame par leur moyen ? Doutera-t-on que notre corps ne soit fait pour notre ame, pour être à son égard un principe de sensation & un instrument d’action ? Et si cela est vrai des hommes, pourquoi ne le seroit-il pas des animaux ? Dans la machine des animaux, nous découvrons un but très-sage, très-digne de Dieu, but vérifié par notre expérience dans des cas semblables ; c’est de s’unir à un principe immatériel, & d’être pour lui source de perception & instrument d’action ; voilà une unité de but, auquel se rapporte cette combinaison prodigieuse de ressorts qui composent le corps organisé ; ôtez ce but, niez ce principe immatériel, sentant par la machine, agissant sur la machine, & tendant sans cesse par son propre intérêt à la conserver ; je ne vois plus aucun but d’un si admirable ouvrage. Cette machine doit être faite pour quelque fin distincte d’elle ; car elle n’est point pour elle-même, non plus que les roues de l’horloge ne sont point faites pour l’horloge. Ne répliquez pas, que comme l’horloge est construite pour marquer les heures, & qu’ainsi son usage est de fournir aux hommes une juste mesure du tems, il en est de même des bêtes ; que ce sont les machines que le Créateur a destinées à l’usage de l’homme. Il y auroit en cela une grande erreur ; car il faut soigneusement distinguer les usages accessoires, & pour ainsi dire, étrangers des choses, d’avec leur fin naturelle & principale. Combien d’animaux brutes, dont l’homme ne tire aucun usage, comme les bêtes féroces, les insectes, tous ces petits êtres vivans, dont l’air, l’eau, & presque tous les corps sont peuplés ! Les animaux qui servent l’homme, ne le font que par accident ; c’est lui qui les dompte, qui les apprivoise, qui les dresse, qui les tourne adroitement à ses usages. Nous nous servons des chiens, des chevaux, en les appliquant avec art à nos besoins, comme nous nous servons du vent pour pousser les vaisseaux, & pour faire aller les moulins. On se méprendroit fort de croire que l’usage naturel du vent & le but principal que Dieu se propose en produisant ce météore, soit de faire tourner les moulins, & de faciliter la course des vaisseaux ; & l’on aura beaucoup mieux rencontré, si l’on dit que les vents sont destinés à purifier & à rafraîchir l’air. Appliquons ceci à notre sujet. Une horloge est faite pour montrer les heures, & n’est faite que pour cela ; toutes les différentes pieces qui la composent sont nécessaires à ce but, & y concourent toutes : mais

y a-t-il quelque proportion entre la délicatesse, la variété, la multiplicité des organes des animaux, & les usages que nous en tirons, que même nous ne tirons que d’un petit nombre d’especes, & encore de la plus petite partie de chaque espece ? L’horloge a un but distinct d’elle-même : mais regardez bien les animaux, suivez leurs mouvemens, voyez-les dans leur naturel, lorsque l’industrie des hommes ne les contraint en rien, & ne les assujettit point à nos besoins & à nos caprices, vous n’y remarquez d’autre vûe que leur propre conservation. Mais qu’entendez-vous par leur conservation ? est-ce celle de la machine ? Votre réponse ne satisfait point ; la pure matiere n’est point sa fin à elle-même ; encore moins le peut-on dire d’une portion de matiere organisée ; l’arrangement d’un tout matériel a pour but autre chose que ce tout ; la conservation de la machine de la bête, quand son principe se trouveroit dans la machine même, seroit moyen & non fin : plus il y auroit de fine méchanique dans tout cela, plus j’y découvrirois d’art, & plus je serois obligé de recourir à quelque chose hors de la machine, c’est-à-dire, à un être simple, pour qui cet arrangement fût fait, & auquel la machine entiere eût un rapport d’utilité. C’est ainsi que les idées de la sagesse & de la véracité de Dieu, nous menent de concert à cette conclusion générale que nous pouvons désormais regarder comme certaine. Il y a une ame dans les bêtes, c’est-à-dire, un principe immatériel uni à leur machine, fait pour elle, comme elle est faite pour lui, qui reçoit à son occasion différentes sensations, & qui leur fait faire ces actions qui nous surprennent, par les diverses directions qu’elle imprime à la force mouvante dans la machine.

Nous avons conduit notre recherche jusqu’à l’existence avérée de l’ame des bêtes, c’est-à-dire, d’un principe immatériel joint à leur machine. Si cette ame n’étoit pas spirituelle, nous ne pourrions nous assûrer si la nôtre l’est ; puisque le privilége de la raison & toutes les autres facultés de l’ame humaine, ne sont pas plus incompatibles avec l’idée de la pure matiere, que l’est la simple sensation, & qu’il y a plus loin de la matiere rafinée, subtilisée, mise dans quelque arrangement que ce puisse être, à la simple perception d’un objet, qu’il n’y a de cette perception simple & directe aux actes réfléchis & au raisonnement.

D’abord il y a une distinction essentielle entre la raison humaine & celle des brutes. Quoique le préjugé commun aille à leur donner quelque degré de raison, il n’a point été jusqu’à les égaler aux hommes. La raison des brutes n’agit que sur de petits objets, & agit très-foiblement ; cette raison ne s’applique point à toutes sortes d’objets comme la nôtre. L’ame des brutes sera donc une substance qui pense, mais le fonds de sa pensée sera beaucoup plus étroit que celui de l’ame humaine. Elle aura l’idée des objets corporels qui ont quelque relation d’utilité avec son corps : mais elle n’aura point d’idées spirituelles & abstraites ; elle ne sera point susceptible de l’idée d’un Dieu, d’une religion, du bien & du mal moral, ni de toutes celles qui sont si bien liées avec celles-là, qu’une intelligence capable de recevoir les unes est nécessairement susceptible des autres. L’ame de la béte ne renfermera point non plus ces notions & ces principes sur lesquels on bâtit les sciences & les arts. Voilà beaucoup de propriétés de l’ame humaine qui manquent à celle de la bête : mais qui nous garantit ce défaut ? L’expérience : avec quelque soin que l’on observe les bêtes, de quelque côté qu’on les tourne, aucune de leurs actions ne nous découvre la moindre trace de ces idées dont je viens de parler ; je dis même celles de leurs actions qui marquent le plus de subtilité & de finesse, &