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on de reprocher aux Protestans, de ce qu’ils blâmoient tant la Théologie scholastique. L’apologie de Bayle en faveur de la Théologie scholastique, est le meilleur trait qu’on puisse lancer contre les hérétiques qui l’attaquent. Bayle, dira-t-on, a parlé ailleurs contre cette méthode, & il a ri de la barbarie qui regne dans les écoles des Catholiques. On se trompe : il est permis de se moquer de la barbarie de certains scholastiques, sans blâmer pour cela la Scholastique en général. Je n’estime point Arriaga, je ne le lirai pas ; & je lirai Suarez avec plaisir dans certains endroits, & avec fruit presque partout. On ne doit point faire retomber sur la méthode, ce qui ne doit être dit que de quelques particuliers qui s’en sont servis.

Des Philosophes qui ont suivi la véritable philosophie d’Aristote. On a déjà vû le Péripatétisme avoir un rival dans le Platonisme ; il étoit même vraissemblable que l’école de Platon grossiroit tous les jours des déserteurs de celle d’Aristote, parce que les sentimens du premier s’accordent beaucoup mieux avec le Christianisme. Il y avoit encore quelque chose de plus en sa faveur, c’est que presque tous les Peres sont Platoniciens. Cette raison n’est pas bonne aujourd’hui, & je sai qu’en Philosophie les Peres ne doivent avoir aucune autorité : mais dans un tems où l’on traitoit la Philosophie comme la Théologie, c’est-à-dire dans un tems où toutes les dsputes se vuidoient par une autorité, il est certain que les Peres auroient dû beaucoup influer sur le choix qu’il y avoit à faire entre Platon & Aristote. Ce dernier prévalut pourtant ; & dans le siecle où Descartes parut, on avoit une si grande vénération pour les sentimens d’Aristote, que l’évidence de toutes les raisons de Descartes eurent beaucoup de peine à lui faire des partisans. Par la méthode qu’on suivoit alors, il étoit impossible qu’on sortît de la barbarie ; on ne raisonnoit pas pour découvrir de nouvelles vérités ; on se contentoit de savoir ce qu’Aristote avoit pensé. On recherchoit le sens de ses livres aussi scrupuleusement que les Chrétiens cherchent à connoître le sens des Ecritures. Les Catholiques ne furent pas les seuls qui suivirent Aristote ; il eut beaucoup de partisans parmi les Protestans, malgré les déclamations de Luther ; c’est qu’on aimoit mieux suivre les sentimens d’Aristote, que de n’en avoir aucun. Si Luther au lieu de déclamer contre Aristote avoit donné une bonne philosophie, & qu’il eût ouvert une nouvelle route comme Descartes, il auroit réussi à faire abandonner Aristote, parce qu’on ne sauroit détruire une opinion, sans lui en substituer une autre ; l’esprit ne veut rien perdre.

Pierre Pomponace fut un des plus célebres Péripatéticiens du seizieme siecle ; Mantoue étoit sa patrie. Il étoit si petit, qu’il tenoit plus du nain que d’un homme ordinaire : il fit ses études à Padoue : ses progrès dans la Philosophie furent si grands, qu’en peu de tems il se trouva en état de l’enseigner aux autres. Il ouvrit donc une école à Padoue ; il expliquoit aux jeunes gens la véritable philosophie d’Aristote, & la comparoit avec celle d’Averroès. Il s’acquit une grande réputation, qui lui devint à charge par les ennemis qu’elle lui attira. Achillinus, professeur alors à Padoue, ne pût tenir contre tant d’éloges : sa bile savante & orgueilleuse s’alluma : il attaqua Pomponace, mais en pédant, & celui-ci lui répondit en homme poli : la douceur de son caractere rangea tout le monde de son parti ; car on ne marche pas volontiers sous les drapeaux d’un pédant. La victoire lui resta donc, & Achillinus n’en remporta que la honte d’avoir voulu étouffer de grands talens dans leur naissance. Il faut avoüer pourtant, que quoique les écrits de Pomponace fussent élégans, eu égard aux écrits d’Achillinus, ils se ressentent pourtant de la barbarie où l’on étoit encore. La guerre le força de

quitter Padoue, & de se retirer à Bologne. Comme il professoit précisément la même doctrine qu’Aristote, & que ce philosophe paroît s’éloigner en quelques endroits de ce que la foi nous apprend, il s’attira la haine des zélés de son tems. Tous les frélons froqués chercherent à le piquoter, dit un auteur contemporain : mais il se mit à l’abri de leur aiguillon, en protestant qu’il se soûmettoit au jugement de l’Eglise, & qu’il n’entendoit parler de la philosophie d’Aristote que comme d’une chose problématique. Il devint fort riche, les uns disent par un triple mariage qu’il fit, & les autres, par son seul savoir. Il mourut d’une rétention d’urine, âgé de soixante & trois ans. Pomponace fut un vrai Pyrrhonien, & on peut dire qu’il n’eut d’autre dieu qu’Aristote : il rioit de tout ce qu’il voyoit dans l’Evangile & dans les Ecrivains sacrés : il tâchoit de répandre une certaine obscurité sur tous les dogmes de la Religion chrétienne. Selon lui l’homme n’est pas libre, ou Dieu ne connoît point les choses futures, & n’entre en rien dans le cours des évenemens ; c’est-à-dire que, selon lui, la Providence détruit la liberté, ou que si l’on veut conserver la liberté, il faut nier la Providence. Je ne comprens pas comment ses apologistes ont prétendu qu’il ne soûtenoit cela qu’en philosophe, & qu’en qualité de Chrétien il croyoit tous les dogmes de notre religion. Qui ne voit la frivolité d’une pareille distinction ? On sent dans tous ses écrits le libertinage de son esprit ; il n’y a presque point de vérité dans notre religion qu’il n’ait attaquée. L’opinion des Stoïciens sur un destin aveugle lui paroît plus philosophique que la Providence des Chrétiens ; en un mot son impiété se montre partout. Il oppose les Stoïciens aux Chrétiens, & il s’en faut bien qu’il fasse raisonner ces derniers aussi fortement que les premiers. Il n’admettoit pas comme les Stoïciens une nécessité intrinseque ; ce n’est pas, selon lui, par notre nature que nous sommes nécessités, mais par un certain arrangement des choses qui nous est totalement étranger : il est difficile pourtant de savoir précisément son opinion là-dessus. Il trouve dans le sentiment des Péripatéticiens, des Stoïciens, & des Chrétiens, sur la prédestination, des difficultés insurmontables : il conclut pourtant à nier la Providence. On trouve toutes ces impiétes dans son livre sur le destin : il n’est ni plus sage ni plus raisonnable dans son livre sur les enchantemens. L’amour extravagant qu’il avoit pour la philosophie d’Aristote le faisoit donner dans des travers extraordinaires. Dans ce livre on trouve des rêveries qui ne marquent pas une tête bien assûrée ; nous allons en faire un extrait assez détaillé. Cet ouvrage est très-rare, & peut-être ne sera-t-on pas fâché de trouver ici sous ses yeux ce qu’on ne pourroit se procurer que très difficilement. Voici donc les propositions de ce philosophe.

1o. Les démons ne connoissent les choses, ni par leur essence, ni par celle des choses connues, ni par rien qui soit distingué des démons.

2o. Il n’y a que les sots qui attribuent à Dieu ou aux démons, les effets dont ils ne connoissent pas les causes.

3o. L’homme tient le milieu entre les choses éternelles & les choses créées & corruptibles, d’où vient que les vertus & les vices ne se trouvent point dans notre nature ; il s’y trouve seulement la semence des vertus & des vices.

4o. L’ame humaine est toutes choses, puisqu’elle renferme & la sensation & la perception.

5o. Quoique le sentiment & ce qui est sensible soient par l’acte même dans l’ame seulement, selon leur être spirituel, & non selon leur être réel : rien n’empêche pourtant que les especes spirituelles ne produisent elles-mêmes réellement les choses dont elles sont les especes, si l’agent en est capable & si le