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rut sous ce titre : la Science parfaite & philosophique de toute la nature, distribuée en cinq parties.

Les grands étudioient alors la Philosophie, quoiqu’elle ne fût pas, à beaucoup près, si agréable qu’aujourd’hui. Cyriaque Strozzi fut du nombre : il étoit de l’illustre maison de ce nom chez les Florentins. Après une éducation digne de sa haute naissance, il crut nécessaire pour sa perfection, de voyager dans les différentes parties de l’Europe. Il ne le fit point en homme qui voyage précisément pour s’amuser. Toute l’Europe devint un cabinet pour lui, où il travailloit autant & avec plus de fruit que certains savans qui croiroient perdre leur tems s’ils voyoient quelquefois le jour. De retour dans sa patrie, on le nomma professeur ; car les grands ne se croyoient pas alors deshonorés en prouvant qu’ils en savoient plus que les autres. Il fut ensuite professeur à Bologne, d’où il fut transféré à Pise ; par-tout il soûtint sa réputation qui étoit fort grande. Il entreprit de donner au public le neuvieme & le dixieme livre de la politique d’Aristote qui sont perdus. Ils ne sont peut-être pas de la force de ceux qui sont sortis de la plume d’Aristote : mais on peut dire qu’il y a de la finesse dans ses réflexions, de la profondeur dans ses vûes, & de l’esprit semé dans tout son livre. Or dans ce tems-là l’esprit étoit beaucoup plus rare que le savoir ; & je suis persuadé que tels qui brilloient alors, ne pourroient pas écrire deux lignes aujourd’hui ; il faut allier la science avec l’esprit.

André Cæsalpin & César Crémonin se rendirent fort illustres dans leur siecle. Il est aisé de fixer les yeux de tout le monde sur soi même, en écrivant contre la religion, & sur-tout lorsqu’on écrit avec esprit ; on voit que tout le monde s’empresse à acheter ces livres ; on diroit que les hommes veulent se vanger de la gêne où les tient la religion, & qu’on est bien-aise de voir attaquer des préceptes qui sont les ennemis de toutes les passions de l’homme. Cæsalpin passa pour impie, & non sans raison : jamais personne n’a fait moins de case des vérités révélées. Après les études ordinaires, il prit la résolution de devenir habile dans la Medecine & dans la philosophie d’Aristote. Son génie perçant & facile lui fit faire des progrès rapides dans ces deux sciences. Sa vaste érudition couvrit un peu la tache d’impiété dont il étoit accusé ; car le pape Clément VIII. le fit son premier Medecin, & lui donna une chaire de Medecine au collége de Sapience : ce fut là qu’il fit connoître toute sa sagacité. Il se fit un grand nom par les différens ouvrages qu’il donna, & sur-tout par la découverte de la circulation du sang ; car il paroît en cela avoir prévenu Harvei. La justice demande que nous rapportions sur quoi l’on se fonde pour disputer à Harvei la gloire de cette découverte. Voici comme parle Cæsalpin : Ideirco pulmo per venam arteriis similem ex dextro cordis ventriculo fervidum hauriens sanguinem, eumque per anastomosim arteriæ venali reddens quæ in sinistrum cordis ventriculum tendit, transmisso interim aere frigido per asperæ arteriæ canales, qui juxia arteriam venalem protenduntur, non tamen osculis communicantes, ut putavit Galenus, solo tactu temperat. Huic sanguinis circulationi ex dextro cordis ventriculo per pulmones in sinistrum ejusdem ventriculum, optime respondent ea quæ in dissectione apparent : nam duo sunt vasa in dextrum ventriculum desinentia, duo etiam in sinistrum ; duorum autem unum intromittit tantùm, alterum educit, membranis eo ingenio constitutis. Je laisse aux Medecins à juger si ces paroles ne prouvent pas que Cæsalpin a connu la circulation du sang. La philosophie est ce qui nous intéresse le plus dans la personne de Cæsalpin ; puisque c’est ici de la philosophie seulement qu’il s’agit. Il s’étoit proposé de suivre Aristote à la rigueur ; aucun commentateur n’étoit une autorité suffisante pour lui. Heureux s’il avoit pû secoüer celle d’Aris-

tote même ! mais il étoit donné à la France de produire

ce génie, qui devoit tirer d’esclavage tous les esprits du monde. Lorsqu’il trouvoit quelque chose dans Aristote qui lui paroissoit contraire aux dogmes de la Religion chrétienne, cela ne l’arrêtoit point : il poursuivoit toûjours son chemin, & laissoit aux Théologiens à se tirer de ce mauvais pas. Il paroît même qu’il a prévenu Spinosa dans plusieurs de ses principes impies : c’est ce qu’on peut voir dans ses questions péripatéticiennes sur les premiers principes de la Philosophie naturelle. Non-seulement il a suivi les impiétés d’Aristote ; mais on peut dire de plus qu’il a beaucoup enchéri sur ce philosophe. Voilà pourquoi plusieurs personnes distinguées dans leur siecle par leur mérite, l’ont accusé d’athéisme. Nous allons dire en peu de mots ce qui doit être repris dans Cæsalpin. Il faut auparavant se rappeller ce que nous avons dit sur le système de la physiologie d’Aristote ; car sans cela il seroit difficile de nous suivre. Pour mieux faire avaler le poison, il prenoit un passage d’Aristote, & l’interprétoit à sa façon, lui faisant dire ce qu’il vouloit ; de sorte qu’il prêtoit souvent à ce philosophe ce qu’il n’avoit jamais pensé. On ne peut lire sans horreur ce qu’il dit de Dieu & de l’ame humaine ; car il a surpassé en cela les impiétés & les folies d’Averroès. Selon Cæsalpin il n’y a qu’une ame dans le monde, qui anime tous les corps & Dieu même ; il paroît même qu’il n’admettoit qu’une seule substance : cette ame, selon lui, est le Dieu que nous adorons ; & si on lui demande ce que sont les hommes, il vous dira qu’ils entrent dans la composition de cette ame. Comme Dieu est un & simple (car tout cela se trouve réuni dans cette doctrine) il ne se comprend que lui-même ; il n’a aucune relation avec les choses extérieures, & par conséquent point de Providence. Voila les fruits de la philosophie d’Aristote, en partie, il est vrai, mal entendue, & en partie non corrigée. Car Aristote ayant enseigné que toutes choses partoient de la matiere, Cæsalpin en conclut qu’il n’y avoit qu’une substance spirituelle. Et comme il voyoit qu’il y avoit plusieurs corps animés, il prétendit que c’étoit une partie de cette ame qui animoit chaque corps en particulier. Il se servoit de cet axiome d’Aristote, quod in se optimum, id se ipsum intelligere, pour nier la providence. Dans la Physique il est encore rempli d’erreurs. Selon lui, il n’y a aucune différence entre la modification & la substance : & ce qu’il y a de singulier, il veut qu’on définisse la matiere & les différens corps, par les différens accidens & les qualités qui les affectent. Il est sans doute dans tout cela plein de contradictions : mais on ne sauroit lui refuser d’avoir défendu quelques-unes de ses propositions avec beaucoup de subtilité & fort ingénieusement. On ne sauroit trop déplorer qu’un tel génie se soit occupé toute sa vie à des choses si inutiles. S’il avoit entrevû le vrai, quels progrès n’auroit-il point fait ? Presque tous les savans, comme j’ai déjà remarqué, reprochent le Spinosisme à Cæsalpin : il faut pourtant avoüer qu’il y a quelque différence essentielle entre lui & ce célebre impie. La substance unique dans les principes de Cæsalpin, ne regardoit que l’ame ; & dans les principes de Spinosa, elle comprend aussi la matiere : mais qu’importe ? l’opinion de Cæsalpin ne détruit pas moins la nature de Dieu, que celle de Spinosa. Selon Cæsalpin, Dieu est la substance du monde, c’est lui qui le constitue, & il n’est pas dans le monde. Quelle absurdité ! il considéroit Dieu par rapport au monde, comme une poule qui couve des œufs. Il n’y a pas plus d’action du côté de Dieu pour faire aller le monde, qu’il y en a du côté de cette poule pour faire éclorre ces œufs : comme il est impossible, dit-il ailleurs, qu’une puissance soit sans sujet, aussi est-il impossible de trouver un esprit sans corps. Il est rempli de pareilles absurdités qu’il seroit superflu de rapporter.