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ne s’en vitrifie quelque partie ; c’est sous cette forme que le verre s’est présenté la premiere fois. Mais quelle distance immense de cette écaille sale & verdâtre, jusqu’à la matiere transparente & pure des glaces ? &c. Voilà cependant l’expérience fortuite, ou quelqu’autre semblable, de laquelle le philosophe partira pour arriver jusqu’où l’Art de la Verrerie est maintenant parvenu.

Avantages de cette méthode. En s’y prenant ainsi, les progrès d’un Art seroient exposés d’une maniere plus instructive & plus claire, que par son histoire véritable, quand on la sauroit. Les obstacles qu’on auroit eu à surmonter pour le perfectionner se présenteroient dans un ordre entierement naturel, & l’explication fynthétique des démarches successives de l’Art en faciliteroit l’intelligence aux esprits les plus ordinaires, & mettroit les Artistes sur la voie qu’ils auroient à suivre pour approcher davantage de la perfection.

Ordre qu’il faudroit suivre dans un pareil traité. Quant à l’ordre qu’il faudroit suivre dans un pareil traité, je crois que le plus avantageux seroit de rappeller les Arts aux productions de la nature. Une énumération exacte de ces productions donneroit naissance à bien des Arts inconnus. Un grand nombre d’autres naîtroient d’un examen circonstancié des différentes faces sous lesquelles la même production peut être considérée. La premiere de ces conditions demande une connoissance très-étendue de l’histoire de la nature ; & la seconde, une très-grande dialectique. Un traité des Arts, tel que je le conçois, n’est donc pas l’ouvrage d’un homme ordinaire. Qu’on n’aille pas s’imaginer que ce sont ici des idées vaines que je propose, & que je promets aux hommes des découvertes chimériques. Après avoir remarqué avec un philosophe que je ne me lasse point de loüer, parce que je ne me suis jamais lassé de le lire, que l’histoire de la nature est incomplete sans celle des Arts : & après avoir invité les naturalistes à couronner leur travail sur les regnes des végétaux, des minéraux, des animaux, &c. par les expériences des Arts méchaniques, dont la connoissance importe beaucoup plus à la vraie Philosophie ; j’oserai ajoûter à son exemple : Ergo rem quam ago, non opinionem, sed opus esse ; eamque non sectæ alicujus, aut placiti, sed utilitatis esse & amplitudinis immensæ fundamenta. Ce n’est point ici un système : ce ne sont point les fantaisies d’un homme ; ce sont les décisions de l’expérience & de la raison, & les fondemens d’un édifice immense ; & quiconque pensera différemment, cherchera à rétrécir la sphere de nos connoissances, & à décourager les esprits. Nous devons au hasard un grand nombre de connoissances ; il nous en a présenté de fort importantes que nous ne cherchions pas : est-il à présumer que nous ne trouverons rien, quand nous ajoûterons nos efforts à son caprice, & que nous mettrons de l’ordre & de la méthode dans nos recherches ? Si nous possédons à présent des secrets qu’on n’espéroit point auparavant ; & s’il nous est permis de tirer des conjectures du passé, pourquoi l’avenir ne nous réserveroit-il pas des richesses sur lesquelles nous ne comptons guere aujourd’hui ? Si l’on eût dit, il y a quelques siecles, à ces gens qui mesurent la possibilité des choses sur la portée de leur génie, & qui n’imaginent rien au-delà de ce qu’ils connoissent, qu’il est une poussiere qui brise les rochers, qui renverse les murailles les plus épaisses à des distances étonnantes, qui renfermée au poids de quelques livres dans les entrailles profondes de la terre, les secoüe, se fait jour à travers les masses énormes qui la couvrent, & peut ouvrir un gouffre dans lequel une ville entiere disparoîtroit ; ils n’auroient pas manqué de comparer ces effets à l’action des roues, des poulies, des leviers, des contrepoids, & des autres machines

connues, & de prononcer qu’une pareille poussiere est chimérique ; & qu’il n’y a que la foudre ou la cause qui produit les tremblemens de terre, & dont le méchanisme est inimitable, qui soit capable de ces prodiges effrayans. C’est ainsi que le grand philosophe parloit à son siecle, & à tous les siecles à venir. Combien (ajoûterons-nous à son exemple) le projet de la machine à élever l’eau par le feu, telle qu’on l’exécuta la premiere fois à Londres, n’auroit-il pas occasionné de mauvais raisonnemens, sur-tout si l’auteur de la machine avoit eu la modestie de se donner pour un homme peu versé dans les méchaniques ? S’il n’y avoit au monde que de pareils estimateurs des inventions, il ne se feroit ni grandes ni petites choses. Que ceux donc qui se hâtent de prononcer sur des ouvrages qui n’impliquent aucune contradiction, qui ne sont quelquefois que des additions très-légeres à des machines connues, & qui ne demandent tout au plus qu’un habile ouvrier ; que ceux, dis-je, qui sont assez bornés pour juger que ces ouvrages sont impossibles, sachent qu’eux-mêmes ne sont pas assez instruits pour faire des souhaits convenables. C’est le chancelier Bacon qui le leur dit : qui sumptâ, ou ce qui est encore moins pardonnable, qui neglectâ ex his quæ præsto sunt conjecturâ, ea aut impossibilia, aut minus verisimilia, putet ; eum scire debere se non satis doctum, ne ad optandum quidem commode & apposite esse.

Autre motif de recherche. Mais ce qui doit encore nous encourager dans nos recherches, & nous déterminer à regarder avec attention autour de nous, ce sont les siecles qui se sont écoulés sans que les hommes se soient apperçûs des choses importantes qu’ils avoient, pour ainsi dire, sous les yeux. Tel est l’Art d’imprimer, celui de graver. Que la condition de l’esprit humain est bisarre ! S’agit-il de découvrir, il se défie de sa force, il s’embarrasse dans les difficultés qu’il se fait ; les choses lui paroissent impossibles à trouver : sont-elles trouvées ? il ne conçoit plus comment il a fallu les chercher si long-tems, & il a pitié de lui-même.

Différence singuliere entre les machines. Après avoir proposé mes idées sur un traité philosophique des Arts en général, je vais passer à quelques observations utiles sur la maniere de traiter certains Arts méchaniques en particulier. On employe quelquefois une machine très-composée pour produire un effet assez simple en apparence ; & d’autres fois une machine très-simple en effet suffit pour produire une action fort composée : dans le premier cas, l’effet à produire étant conçu facilement, & la connoissance qu’on en aura n’embarrassant point l’esprit, & ne chargeant point la mémoire, on commencera par l’annoncer, & l’on passera ensuite à la description de la machine : dans le second cas au contraire, il est plus à propos de descendre de la description de la machine à la connoissance de l’effet. L’effet d’une horloge est de diviser le tems en parties égales, à l’aide d’une aiguille qui se meut uniformément & très-lentement sur un plan ponctué. Si donc je montre une horloge à quelqu’un à qui cette machine étoit inconnue, je l’instruirai d’abord de son effet, & j’en viendrai ensuite au méchanisme. Je me garderai bien de suivre la même voie avec celui qui me demandera ce que c’est qu’une maille de bas, ce que c’est que du drap, du droguet, du velours, du satin. Je commencerai ici par le détail de métiers qui servent à ces ouvrages. Le développement de la machine, quand il est clair, en fait sentir l’effet tout-d’un-coup ; ce qui seroit peut-être impossible sans ce préliminaire. Pour se convaincre de la vérité de ces observations, qu’on tâche de définir exactement ce que c’est que de la gaze, sans supposer aucune notion de la machine du Gazier.

De la Géométrie des Arts. On m’accordera sans pei-