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in unis ædibus. (Ter. Eun. act. II. sc. iij. v. 75.) & selon Mde Dacier, act. II. sc. iv. v. 74.) Mais revenons à la Grammaire générale. Je dis, poursuit l’auteur, que un a un pluriel pris d’un autre mot, qui est des, avant les substantifs, des animaux ; & de, quand l’adjectif précede, de beaux lits. De un pluriel ! cela est nouveau.

Nous avons déjà observé que des est pour de les, & que de est une préposition, qui par conséquent suppose un mot exprimé ou sousentendu, avec lequel elle puisse mettre son complément en rapport : qu’ainsi il y a ellipse dans ces façons de parler ; & l’analogie s’oppose à ce que des ou de soient le nominatif pluriel d’un ou d’une.

L’auteur de cette Grammaire générale me paroit bien au-dessous de sa réputation quand il parle de ce mot des à la page 55 : il dit que cette particule est quelquefois nominatif ; quelquefois accusatif, ou génitif, ou datif, ou enfin ablatif de l’article un. Il ne lui manque donc que de marquer le vocatif pour être la particule de tous les cas. N’est-ce pas là indiquer bien nettement l’usage que l’on doit faire de cette préposition ?

Ce qu’il y a de plus surprenant encore, c’est que cet auteur soûtient, page 55, que comme on dit au datif singulier à un, & au datif pluriel à des, on devroit dire au génitif pluriel de des ; puisque des est, dit-il, le pluriel d’un : que si on ne l’a pas fait, c’est, poursuit-il, par une raison qui fait la plûpart des irrégularités des langues, qui est la cacophonie ; ainsi, dit-il, selon la parole d’un ancien, impetratum est à ratione ut peccare suavitatis causâ liceret ; & cette remarque a été adoptée par M. Restaut, p. 73. & 75.

Au reste, Cicéron dit, (Orator, n. XLVII.) que impetratum est à consuetudine, & non à ratione, ut peccare suavitatis causâ liceret : mais soit qu’on lise à consuetudine, avec Cicéron, ou à ratione, selon la Grammaire générale, il ne faut pas croire que les pieux solitaires de P. R. ayent voulu étendre cette permission au-delà de la Grammaire.

Mais revenons à notre sujet. Si l’on veut bien faire attention que des est pour de les ; que quand on dit à des hommes, c’est à de les hommes ; que de ne sauroit alors déterminer à, qu’ainsi il y a ellipse à des hommes, c’est-à-dire à quelques-uns de les hommes, quibusdam ex hominibus : qu’au contraire, quand on dit le Sauveur des hommes, la construction est toute simple ; on dit au singulier, le Sauveur de l’homme, & au pluriel, le Sauveur de les hommes ; il n’y a de différence que de le à les, & non à la préposition. Il seroit inutile & ridicule de la répéter ; il en est de des comme de aux, l’un est de les, & l’autre à les : or comme lorsque le sens n’est pas partitif, on dit aux hommes sans ellipse, on dit aussi des hommes ; dans le même sens général, l’ignorance des hommes, la vanité des hommes.

Ainsi regardons 1°. le, la, les, comme de simples adjectifs indicatifs & métaphysiques, aussi-bien que ce, cet, cette, un, quelque, certain, &c.

2°. Considérons de comme une préposition, qui ainsi que par, pour, en, avec, sans, &c. sert à tourner l’esprit vers deux objets, & à faire appercevoir le rapport que l’on veut indiquer entre l’un & l’autre.

3°. Enfin décomposons au, aux, du, des, faisant attention à la destination & à la nature de chacun des mots décomposés, & tout se trouvera applani.

Mais avant que de passer à un plus grand détail touchant l’emploi & l’usage de ces adjectifs, je crois qu’il ne sera pas inutile de nous arrêter un moment aux réflexions suivantes : elles paroîtront d’abord étrangeres à notre sujet ; mais j’ose me flatter, qu’on reconnoîtra dans la suite qu’elles étoient nécessaires.

Il n’y a en ce monde que des êtres réels, que nous ne connoissons que par les impressions qu’ils font sur les organes de nos sens, ou par des réflexions qui supposent toûjours des impressions sensibles.

Ceux de ces êtres qui sont séparés des autres, font chacun un ensemble, un tout particulier par la liaison, la continuité, le rapport & la dépendance de leurs parties.

Quand une fois les impressions que ces divers objets ont faites sur nos sens, ont été portées jusqu’au cerveau, & qu’elles y ont laissé des traces, nous pouvons alors nous rappeller l’image ou l’idée de ces objets particuliers, même de ceux qui sont éloignés de nous, & nous pouvons par le moyen de leurs noms, s’ils en ont un, faire connoître aux autres hommes, que c’est à tel objet que nous pensons plûtôt qu’à tel autre.

Il paroît donc que chaque être singulier devroit avoir son nom propre, comme dans chaque famille chaque personne a le sien : mais cela n’a pas été possible à cause de la multitude innombrable de ces êtres particuliers, de leurs propriétés & de leurs rapports. D’ailleurs comment apprendre & retenir tant de noms ?

Qu’a-t-on donc fait pour y suppléer ? Je l’ai appris en me rappellant ce qui s’est passé à ce sujet par rapport à moi.

Dans les premieres années de ma vie, avant que les organes de mon cerveau eussent acquis un certain degré de consistance, & que j’eusse fait une certaine provision de connoissances particulieres, les noms que j’entendois donner aux objets qui se présentoient à moi, je les prenois comme j’ai pris dans la suite les noms propres.

Cet animal à quatre pattes qui venoit badiner avec moi, je l’entendois appeller chien. Je croyois par sentiment & sans autre examen, car alors je n’en étois pas capable, que chien étoit le nom qui servoit à le distinguer des autres objets que j’entendois nommer autrement.

Bientôt un animal fait comme ce chien, vint dans la maison, & je l’entendis aussi appeller chien ; c’est, me dit-on, le chien de notre voisin. Après cela j’en vis encore bien d’autres pareils, auxquels on donnoit aussi le même nom, à cause qu’ils étoient faits à peu près de la même maniere ; & j’observai qu’outre le nom de chien qu’on leur donnoit à tous, on les appelloit encore chacun d’un nom particulier : celui de notre maison s’appelloit Médor ; celui de notre voisin, Marquis ; un autre, Diamant, &c.

Ce que j’avois remarqué à l’égard des chiens, je l’observai aussi peu à peu à l’égard d’un grand nombre d’autres êtres. Je vis un moineau, ensuite d’autres moineaux ; un cheval, puis d’autres chevaux ; une table, puis d’autres tables ; un livre, ensuite des livres, &c.

Les idées que ces différens noms excitoient dans mon cerveau, étant une fois déterminées, je vis bien que je pouvois donner à Médor & à Marquis le nom de chien ; mais que je ne pouvois pas leur donner le nom de cheval, ni celui de moineau, ni celui de table, ou quelqu’autre : en effet, le nom de chien réveilloit dans mon esprit l’image de chien, qui est différente de celle de cheval, de celle de moineau, &c.

Médor avoit donc déjà deux noms, celui de Médor qui le distingue de tous les autres chiens, & celui de chien qui le mettoit dans une classe particuliere, différente de celle de cheval, de moineau, de table, &c.

Mais un jour on dit devant moi que Médor étoit un joli animal ; que le cheval d’un de nos amis étoit un bel animal ; que mon moineau étoit un petit animal bien privé & bien aimable : & ce mot d’animal je ne l’ai jamais oüi dire d’une table, ni d’un arbre, ni d’une pierre, ni enfin de tout ce qui ne marche pas, ne sent pas, & qui n’a point les qualités communes & particulieres à tout ce qu’on appelle animal.

Médor eut donc alors trois noms, Médor, chien, animal.