res. L’observation que nous venons de faire a paru si vraie à quelques auteurs, qu’ils n’ont pas hésité de regarder l’idée d’un Dieu comme une idée innée & naturelle à l’homme : & delà ils concluent qu’il n’y a eu jamais aucune nation, quelque féroce & quelque sauvage qu’on la suppose, qui n’ait reconnu un Dieu. Ainsi, selon eux, Strabon ne mérite aucune créance ; & les relations de quelques voyageurs modernes, qui rapportent qu’il y a dans le nouveau monde des nations qui n’ont aucune teinture de religion, doivent être tenues pour suspectes, & même pour fausses. En effet, les voyageurs touchent en passant une côte, ils y trouvent des peuples inconnus ; s’ils leur voyent faire quelques cérémonies, ils leur donnent une interprétation arbitraire ; & si au contraire ils ne voyent aucune cérémonie, ils concluent qu’ils n’ont point de religion. Mais comment peut-on savoir les sentimens de gens dont on ne voit pas la pratique, & dont on n’entend point la langue ? Si l’on en croit les voyageurs, les peuples de la Floride ne reconnoissoient point de Dieu, & vivoient sans religion : cependant un auteur Anglois, qui a vécu dix ans parmi eux, assure qu’il n’y a que la religion révélée qui ait effacé la beauté de leurs principes ; que les Socrates & les Platons rougiroient de se voir surpasser par des peuples d’ailleurs si ignorans. Il est vrai qu’ils n’ont ni idoles, ni temples, ni aucun culte extérieur : mais ils sont vivement persuadés d’une vie à venir, d’un bonheur futur pour récompenser la vertu, & de souffrances éternelles pour punir le crime. Que avons-nous, ajoûte-t-il, si les Hottentots, & tels autres peuples qu’on nous représente comme athées, sont tels qu’ils nous paroissent ? S’il n’est pas certain que ces derniers reconnoissent un Dieu, du moins est-il sûr par leur conduite qu’ils reconnoissent une équité, & qu’ils en sont pénétrés. La Description du Cap de bonne Espérance, par M. Kolbe, prouve bien que les Hottentots les plus barbares n’agissent pas sans raison, & qu’ils savent le droit des gens & de la nature. Ainsi, pour juger s’il y a eu des nations sauvages, sans aucune teinture de divinité & de religion, attendons à en être mieux informés que par les relations de quelques voyageurs.
La seconde source d’athéisme, c’est la débauche & la corruption des mœurs. On trouve des gens qui, à force de vices & de déreglemens, ont presqu’éteint leurs lumieres naturelles, & corrompu leur raison. Au lieu de s’appliquer à la recherche de la vérité d’une maniere impartiale, & de s’informer avec soin des regles ou des devoirs que la nature prescrit, ils s’accoûtument à enfanter des objections contre la religion, à leur prêter plus de force qu’elles n’en ont, & à les soûtenir opiniatrément. Ils ne sont pas persuadés qu’il n’y a point de Dieu : mais ils vivent comme s’ils l’étoient, & tâchent d’effacer de leur esprit toutes les notions qui tendent à leur prouver une divinité. L’existence d’un Dieu les incommode dans la joüissance de leurs plaisirs criminels : c’est pourquoi ils voudroient croire qu’il n’y a point de Dieu, & ils s’efforcent d’y parvenir. En effet il peut arriver quelquefois qu’ils réussissent à s’étourdir & à endormir leur conscience : mais elle se réveille de tems en tems ; & ils ne peuvent arracher entierement le trait qui les déchire.
Il y a divers degrés d’athéisme pratique ; & il faut être extrèmement circonspect sur ce sujet. Tout homme qui commet des crimes contraires a l’idée d’un Dieu, & qui persévere même quelque tems, ne sauroit être déclaré aussi-tôt athée de pratique. David, par exemple, en joignant le meurtre à l’adultere, sembla oublier Dieu : mais on ne sauroit pour cela le ranger au nombre des athées, de pratique ; ce caractere ne convient qu’à ceux qui vivent dans l’habitude du crime, & dont toute la conduite ne paroît tendre qu’à nier l’existence de Dieu.
L’athéisme du cœur a conduit le plus souvent à celui de l’esprit. A force de desirer qu’une chose soit vraie, on vient enfin à se persuader qu’elle est telle : l’esprit devient la dupe du cœur ; les vérités les plus évidentes ont toûjours un côté obscur & ténébreux, par où l’on peut les attaquer. Il suffit qu’une vérité nous incommode & qu’elle contrarie nos passions : l’esprit agissant alors de concert avec le cœur, découvrira bientôt des endroits foibles auxquels il s’attache ; on s’accoûtume insensiblement à regarder comme faux ce qui avant la dépravation du cœur brilloit à l’esprit de la plus vive lumiere : il ne faut pas moins que la violence des passions pour étouffer une notion aussi évidente que celle de la divinité. Le monde, la cour & les armées fourmillent de ces sortes d’athées. Quand ils auroient renversé Dieu de dessus son throne, ils ne se donneroient pas plus de licence & de hardiesse. Les uns ne cherchant qu’à se distinguer par les excès de leurs débauches, y mettent le comble en se moquant de la religion ; ils veulent faire parler d’eux, & leur vanité ne seroit pas satisfaite s’ils ne jouissoient hautement & sans bornes de la réputation d’impies : cette réputation dangereuse est le but de leurs souhaits, & ils seroient mécontens de leurs expressions si elles n’étoient extraordinairement odieuses. Les railleries, les profanations, & les blasphèmes de cette sorte d’impies, ne sont point une marque qu’en effet ils croyent qu’il n’y a point de divinité : ils ne parlent de la sorte, que pour faire dire qu’ils enchérissent sur les débauchés ordinaires ; leur athéisme n’est rien moins que raisonné, il n’est pas même la cause de leurs débauches ; il en est plûtôt le fruit & l’effet, & pour ainsi dire, le plus haut degré. Les autres, tels que les grands qui sont le plus soupçonnés d’athéisme, trop paresseux pour décider en leur esprit que Dieu n’est pas, se reposent mollement dans le sein des délices. « Leur indolence, dit la Bruyere, va jusqu’à les rendre froids & indifférens sur cet article si capital, comme sur la nature de leur ame, & sur les conséquences d’une vraie religion : ils ne ment ces choses, ni ne les accordent ; ils n’y pensent point ». Cette espece d’athéisme est la plus commune, & elle est aussi connue parmi les Turcs que parmi les Chrétiens. M. Ricaut, secrétaire de M. le comte de Winchelsey, ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, rapporte que les athées ont formé une secte nombreuse en Turquie, qui est composée pour la plûpart de Cadis, & de personnes savantes dans les livres Arabes ; & de Chrétiens renégats, qui pour éviter les remords qu’ils sentent de leur apostasie, s’efforcent de se persuader qu’il n’y a rien à craindre ni à espérer après la mort. Il ajoûte que cette doctrine contagieuse s’est insinuée jusque dans le sérail, & qu’elle a infecté l’appartement des femmes & des eunuques ; qu’elle s’est aussi introduite chez les bachas ; & qu’après les avoir empoisonnés, elle a répandu son venin sur toute leur cour ; que le sultan Amurat favorisoit fort cette opinion dans sa cour & dans son armée.
Il y a enfin des athées de spéculation & de raisonnement, qui se fondant sur des principes de Philosophie, soûtiennent que les argumens contre l’existence & les attributs de Dieu, leur paroissent plus forts & plus conciuans que ceux qu’on employe pour établir ces grandes vérités. Ces sortes d’athées s’appellent des athées théoriques. Parmi les anciens on compte Protagoras, Démocrite, Diagoras, Théodore, Nicanor, Hippon, Evhemere, Epicure & ses sectateurs, Lucrece, Pline le jeune, &c. & parmi les modernes, Averroès, Calderinus, Politien, Pomponace, Pierre Bembus, Cardan, Cæsalpin, Taurellus, Crémonin, Bérigord, Viviani, Thomas Hobbe, Benoît Spinosa, le marquis de Boulainvilliers, &c. Je ne pense pas qu’on doive leur associer ces hommes